De la très inquiétante myopie de l'Europe à l'égard de la Chine. Pierre CALAME

Pierre Calame est un ancien haut fonctionnaire français du ministère de l'Equipement, auteur de plusieurs essais sur le rôle et la place de l'État dans la société contemporaine, a été Directeur puis président de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l'Homme de 1988 à 2009 dont il est  aujourd'hui président d'honneur. IL est, par ailleurs, à l'origine de l'APPEL pour des Etats Généraux en France, appel soutenu par des personnalités de tous horizons.

Chine, une vision biaisée depuis des siècles par notre idéologie

On ne peut que s'étonner de la myopie de l'Europe à l'égard de la Chine. Il y a moins de 20 ans, la Chine était considérée de façon paternaliste comme un pays en développement qu'il fallait aider au même titre que le Niger. Puis, subitement, nous avons découvert ce que l'Europe appelle joliment un rival stratégique qui, non seulement nous domine économiquement, mais aussi techniquement, voire qui est en avance sur nous dans la recherche d'une transition écologique.  

Comment expliquer cette myopie? D'après mon expérience personnelle, elle découle de raisons très simples. Depuis des siècles, nous ne nous sommes jamais intéressés à la Chine pour elle même, à l'exception, bien sûr, de quelques personnalités et institutions, dont le jésuite Matteo Ricci demeure le symbole, mais en tant que miroir qu’elle nous renvoyait de notre propre réalité ou à travers une grille de lecture liée à notre propre idée de l'universel. 

Souvenons nous. Au XVIIIᵉ siècle, la fascination des philosophes pour une société qui avait su instaurer la méritocratie dont nous rêvions, à travers les concours impériaux. C'est aussi l'époque où l'on croyait retrouver dans l'écriture chinoise l’écriture universelle qui avait précédé la construction de la tour de Babel et l'éclatement de l'humanité en langues incommunicables entre elles. S'en était suivi,  moins d'un siècle après, lorsque les appétits coloniaux de l'Europe se sont aiguisés, l’image d’une Asie vouée par nature aux régimes autoritaires, soumise  pour toujours à un « despotisme asiatique » faisant figure de repoussoir pour des sociétés en recherche d'une égalité des droits et de régimes démocratiques.  

Il faut lire les livres de vulgarisation de la fin du XIXᵉ siècle, une Chine paresseuse, assujettie, dont les dirigeants s’avachissent dans des fumoirs pour consommer l'opium que nous leur avions imposé d'acheter. 

Une parenthèse au début du XXᵉ siècle, quand la Chine à son tour s’essaie, avec Sun Yat Sen à la démocratie, en lien direct avec les influences européennes et américaines. La Chine allait- elle nous devenir compréhensible? Enfin, elle allait nous ressembler. Et même la création du Parti communiste chinois dans la Concession française  à Shanghai, avec une revue écrite à l'origine en français sous l'influence de dirigeants qui avaient fait l'expérience du travail en Europe , quel soulagement!. 

Erreurs de lecture

Même erreur de lecture après l’arrivée au pouvoir du Parti communiste et de Mao Tsé Toung en 1949. Parce que ce communisme là, hérité du marxisme, n’était il pas la meilleure illustration de l'universalisme européen? Dès lors la lecture de la suite s’est faite non pas à travers les soubresauts du nouveau régime mais à travers les débats propres à l'Europe : à travers la rivalité. entre communisme et capitalisme, à travers les débats qui traversaient.le communisme, entre la forme de capitalisme étatique et autoritaire que prenait l'Union soviétique et des formes. romantiques, plus attachées  à l'idéologie initiale d'égalité et de communes de base. 

C'est bien ce filtre déformant de la lecture de la Chine qui a conduit nombre d'intellectuels européens à voir dans la Révolution culturelle non la tragédie qu’elle a été, déchirant chaque famille chinoise, mais comme la tentative d'avènement d’un communisme utopique.  

Rappelons nous la publication, au début des années 70, en pleine révolution culturelle, du premier livre de Simon Leys, « La forêt en feu », chronique écrite depuis Hong Kong des luttes de pouvoir que reflétait la révolution culturelle rédigée à partir. des documents émanant de la Chine continentale elle même. 

Des intellectuels français pro chinois qui ne se sont toujours pas excusés auprès de Simon LEYS ?

Simon Leys, traité d'agent de la CIA, d’ignorant de la vraie Chine, de scribouillard incompétent et bientôt banni de l'Université française. Pour la simple raison que ce qu’il raconte de la réalité  ne coïncide pas avec celle que nos intellectuels préféraitent imaginer. Simon Leys qu'il a fallu plus de 30 ans à réhabiliter sans que ses censeurs de l'époque, à quelques exceptions près, se soient véritablement excusé auprès de lui avant son décès. Non, ce qui était populaire à l'époque c'était les comptes rendus dithyrambiques des missions de groupuscules des amitiés chinoises, envoyés en Chine et dûment cornaqués par le Parti communiste chinois, pour rentrer nous raconter une Chine de rêve, à la manière de Maria-Antonietta Macciocchi et de son livre « De la Chine » écrit après un voyage de trois semaines et sans parler un mot de Chinois. 

Puis vint la chute du maoïsme. 

La fin de la révolution culturelle. L'ouverture voulue par Deng Tsiao Ping. Et soudain la Chine n'était plus le modèle d'une société égalitaire rêvée mais une forme inédite de combinaison d’esprit d'entreprise, de développement technologique et d’une vigoureuse stratégie d'État. Sur fond d’une volonté sans faille de revanche historique sur l'Occident que nous ne voulions pas voir et qui fondait la légitimité d’'un parti communiste chinois incarnant le retour d'une Chine puissance. Make China Great Again. 

Puis vinrent les thèses sur la bonne gouvernance...

Vinrent alors les thèses propagées par les fondations conservatrices américaines et les institutions financières internationales sur la bonne gouvernance. Entre temps, les événements de Tiananmen qui font basculer la Chine du statut de modèle à celui d’anti modèle du communisme utopique :un régime autoritaire n'hésitant pas à massacrer sa propre jeunesse pour ne pas perdre la face au moment où Michael Gorbatchev allait arriver en visite officielle.  

Mon premier voyage en Chine remonte à 1992, précisément à un moment où les élites éclairées et progressistes autoproclamés d'Occident voyaient dans la Chine un antimodèle

Pour ma part, j’y allais convaincu que les grands défis de l'humanité étaient devenus planétaires , que les relations entre les sociétés ne ressemblaient plus aux relations anciennes entre des villages voisins qui commerçaient, s’affrontaient mais où chacun rentrait chez lui à la fin de la journée, mais ressemblaient plutôt à des colocataires d'un même appartement qui devaient apprendre à s’y partager l’espace et les ressources. Mon approche de la Chine a donc été résolument pragmatique. Parfois, des étudiants chinois en conférence dans telle ou telle ville de Chine me demandaient avec un peu de suspicion « comment se fait-il que vous aimiez autant la Chine »? Avec pour sous entendu, car c'est ce qu'ils avaient l'habitude de voir défiler, que j'avais quelque chose à leur vendre, idéologie ou technologie. Invariablement, je leur répondais « Je n'aime pas plus la Chine que l'Amérique ou l'Afrique. 

Je sais simplement que pour faire face aux défis communs nous devrons coopérer et pour cela, commencer par nous respecter et nous comprendre mutuellement ».  

Au cours de cette première visite, quel choc j'ai eu  avec l'occasion de découvrir une ville nouvelle. Chinoise en cours d'ébauche au sud de Canton : financée par un milliardaire de Hong Kong, né pauvre des pauvressur un sampan, ayant fait fortune en contournant l'embargo sur les médicaments à destination de la Chine pendant la guerre de Corée et en même temps vice président à Pékin de l'Assemblée nationale chinoise. Déjà, ce mélange des genres était, je le reconnais, un peu surprenant, du moins pour  un Européen. Et surtout, dans cette ville en chantier, j'ai découvert les formidables infrastructures qui se mettaient en place en vue de la future université. J'ai commencé à comprendre que s'ébauchait là une société capable de se projeter sur le très long terme et qui allait massivement miser sur la diffusion des connaissances scientifiques et technologiques. 

Rien de tout cela n'était audible à  l'aune des idées anglo saxonnes dominantes de l’époque,  sur la fin de l'histoire et sur les principes universels de bonne gouvernance. 

A la fin des années 90, le ministère français des Affaires étrangères a décidé de publier un ouvrage sur la bonne gouvernance et la suppression de la grande pauvreté. Il m'avait confié le chapitre sur « l'exception chinoise ». En effet,sur les savantes courbes de régression établies par les institutions internationales pour montrer la corrélation entre respect des principes de bonne gouvernance et suppression de la grande pauvreté il y avait un point aberrant : la Chine.  La régression n'était nullement pondérée par la population. Là encore, on pouvait dire « un point aberrant la Chine » comme on aurait  dit « un point aberrant le Burkina Faso ». Rien n'illustre mieux la puissance des biais idéologiques que ce constat. Car les mêmes institutions internationales qui expliquaient que seuls des principes de bonne gouvernance à la sauce de la Banque mondiale permettaient de réduire la grande pauvreté, publiaient en même temps des chiffres montrant que, sur les dix années précédentes, 60 % de la réduction de la grande pauvreté dans le monde était due à la seule Chine !  

On ne peut que rester confondu par une telle sottise, une telle myopie volontaire.  

Puis vint l’intégration de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce. Enfin la Chine, entrant dans le grand jeu de la concurrence mondiale allait nous ressembler ! Le discours dominant qui se mit alors en place ressemblait furieusement à celui qui avait été tenu sur le Japon vingt ans auparavant. On  se souvient de l'expression méprisante d'Édith Cresson, alors premier ministre de la France,  en 1991sur « les fourmis japonaises ». 

Cette fois, la Chine devenait l’usine du monde. L'Europe et les Etats-Unis allaient y implanter, mais sous leur contrôle, les technologies de pointe pour bénéficier de cette main d'œuvre asservie par des décennies de régimes autoritaires. Et voilà que s'instaure alors une image misérabiliste de la Chine, réduite à ses ouvrières de Foxconn, le géant taïwanais qui fournissait en pièces détachées les grands de l'informatique mondiale, enfermées dans des dortoirs aux fenêtres grillagées pour les empêcher de se suicider. Je ne dis pas que cette réalité n'existait pas. Elle existait, bien sûr, mais occultait à nos yeux crédules l’économie autonome puissante qui était en train de construire.. Bref, de nouveau, on était passé du regard sur une Chine utopique au regard sur une Chine capable d'exécuter, mais certainement pas d'innover et d'entreprendre. 

Pour ma part, allant régulièrement en Chine, je voyais au contraire la vitesse avec laquelle était en train de se mettre en place une nouvelle élite économique et technique. À la fin des années 90, j'ai fait une conférence dans le nord de la Chine à Harbin, dans le cadre d'une des neuf universités d'excellence de la Chine, de celles où l'on rentre avec 19 et demi de moyenne au baccalauréat. De nouveau, la visite de la bibliothèque universitaire flambant neuve, ouverte sept jours sur sept et 24 h sur 24, de la cafétéria universitaire, offrant des plats de toutes les régions de Chine me faisait comprendre ce qui était en réalité en train de se jouer dans le domaine spatial puisque c'était la  la spécificité de cette université. 

Et de 2005 à 2010, j'ai animé Le forum China Europa qui avait vocation, comme je l'avais fait dans les années 90, de construire un dialogue entre sociétés chinoise et  européenne sur nos défis communs. Il a fallu vaincre au départ quelques réticences du côté du côté européen. A quoi bon, me disait-on,  dialoguer avec des représentants de la société chinoise? Ceux ci parleraient d'une seule voix, répétant les slogans du Parti communiste ! Quelle ne fut pas la surprise des participants en découvrant, au contraire, des Chinois qui n'étaient pas d'accord entre eux, qui parlaient avec une liberté de ton étonnante, alors même que dans chaque atelier de travail, il y avait nécessairement un observateur du Parti communiste, montrant souvent que les divergences entre Européens et les divergences entre Chinois étaient supérieures aux divergences entre un point de vue chinois et un point de vue européen. 

Silence assourdissant du côté des médias européens

Ce forum fit l'objet d'une vaste couverture médiatique en Chine, notamment à travers les réseaux numériques. Et bien, silence assourdissant du côté des médias européens ! Comme me le dit à l'époque le représentant en Chine d'un grand hebdomadaire français « Notre rédaction en chef ne veut entendre que des mauvaises nouvelles sur la Chine. Si je raconte autre chose, ils me disent Il est temps de rentrer en France, vous êtes intoxiqué par la propagande du Parti communiste chinois ». 

Michel Rocard s’'était dès l'origine passionné pour notre forum. Il mit donc à profit sa position de député européen pour obtenir un vote du Parlement européen en faveur d'une subvention pour le dialogue entre société chinoise et société européenne. Encore fallait il que cette subvention puisse entrer dans une des lignes budgétaires de l'Union européenne. Or, aucune ligne budgétaire n'existait pour financer un dialogue égalitaire avec une société aussi lointaine de nous que la Chine. La tambouille bureaucratique bruxelloise transforma donc cette subvention pour l'intégrer dans la seule ligne budgétaire qui lui paraissait correspondre à la délibération du Parlement : « 'appui aux pays en développement ». La même qui finançait la coopération technique avec le Niger. 

Vous avez bien lu : en 2010, il y a moins de quinze ans. Et bien entendu, ce ne fut donc pas le Forum  China Europa qui obtint la subvention. Il dut fermer ses portes....

+ Boycott des JO de Pékin: et si nous nous trompions lourdement ? Mai 2008 / Pierrick Hamon