« Nous avons beaucoup à apprendre des représentants des francophonies des Amériques »
Entretien de Jean-Claude Mairal avec Peggy Feehan
Peggy Feehan est de langue maternelle française, née au Nouveau-Brunswick (Canada). Elle s'installe en Louisiane, en 1999. Elle a été recrutée par le Conseil pour le développement du français à Lafayette en Louisiane (CODOFIL) pour enseigner le français jusqu'en 2006. De 2006 à 2014, elle a travaillé comme consultante, d'abord pour le district St. Martin et ensuite pour le ministère de l'Éducation de la Louisiane En février 2015, elle a commencé à travailler pour le Conseil pour le développement du français en Louisiane, organisme gouvernemental qui a pour objectif de préserver et valoriser l’héritage francophone en Louisiane et de favoriser l’enseignement du français. Ses principales tâches consistaient principalement à recruter des professeurs de français en France et en Belgique. Depuis le 1er janvier 2018, elle est directrice générale. Elle est également Sherpa pour la Louisiane, État membre observateur à l’Organisation Internationale de la Francophonie depuis 2018. Peggy Feehan est résolument engagée au rayonnement de la francophonie, en collaboration avec le Centre des francophonies des Amériques dont elle est membre du conseil d’administration, à titre personnel ainsi qu’au nom du CODOFIL. Elle exerce un rôle important de valorisation de la langue française en Louisiane et contribue à mieux faire connaître cette communauté au sein des instances internationales de la Francophonie.
Jean Claude Mairal pour I-Dialogos : Peggy Feehan, pour des raisons historiques, les liens de la Louisiane avec la France ont été puissants, on en voit encore de nombreuses traces dans l’Etat, notamment à la Nouvelle Orléans et dans les noms de villes. Au 19ème siècle, la langue française est très présente en Louisiane, mais en 1921 la nouvelle Constitution de l’Etat déclarait l’anglais comme la seule langue d’usage à l’école publique. Cela a eu un effet dévastateur sur l’avenir de la langue française, qui a vu le nombre de locuteurs diminuer drastiquement. En 1968 est créé par l’Assemblée législative de l’Etat, le CODOFIL- Conseil pour le développement du français en Louisiane- dans le but de favoriser et promouvoir l’usage de cette langue. Où en est-on 56 ans après ? L’enseignement du français est-il en progression ?
Peggy Feehan: Le CODOFIL a commencé son recrutement international en 1972, avec une centaine d’enseignants arrivant à chaque année. Au début, on était dans le FLE, dans l’enseignement bilingue (précurseur de l’immersion). Ce n’est qu’au milieu des années 80 que l’immersion française commence en Louisiane, tout en continuant le FLE. Avec des débuts modestes en immersion, le nombre d’école a doucement augmenté d’année en année. Nous en sommes maintenant à 43 écoles dans tout l’état, de la paroisse Calcasieu à la frontière du Texas jusqu’à la Nouvelle-Orléans, le long de l’axe routier I-10, et du nord au sud, le long de l’autoroute I-49, de la paroisse Terrebonne jusqu’à la paroisse Caddo, avec un petit détour dans la paroisse Lincoln. Le nombre d’élèves continuent à augmenter doucement également, nous en sommes maintenant à environ 5 500 élèves de la maternelle grande section jusqu’à la 8e année (fin du collège).
I-Dialogos : Lors de sa conférence « Francophonie en Amérique ou francophonies des Amériques ? Parier sur le pluriel », le mercredi 15 mai 2024 à l’Université des Antilles en Martinique, dans le cadre du colloque de la Francophonie des Amériques, Silva Ochoa Haydé, docteure en littérature et civilisation française, responsable du département de didactique de la langue et de la littérature de l’Université Nationale Autonome du Mexique, nous a fait voyager au cœur de la francophonie, des terres Inuit, à l’Argentine, en passant par la Louisiane et le Mexique. Par ce voyage, elle a fait la démonstration que la francophonie est une autre voie pour accéder au Monde. La francophonie des Amériques par son dynamisme et son rayonnement n’est-elle pas la voie à suivre pour faire vivre et promouvoir la Francophonie ?
Peggy Feehan: Justement, Dr Haydé est venue en Louisiane au mois de mai 2023 lors de l’université d’été organisée par le Centre de la francophonie des Amériques. L’université de Louisiane à Lafayette était l’hôte de l’université qui regroupait 50 jeunes venus de toutes les Amériques, événement organisé par le Centre donc en partenariat avec le CODOFIL entre autres, et les participants, dont plusieurs louisianais, ont découvert qu’ils n’étaient pas tout seul dans la francophonie, mais que plusieurs territoires et régions vivent les mêmes réalités qu’eux. En fait, la francophonie de la Louisiane ressemble un peu à cette francophonie qu’on voit au Manitoba, au Mexique, dans le nord de l’Ontario, des petites poches de francophones sont là et vivent en français. Je crois que nous avons beaucoup à apprendre des représentants des francophonies des Amériques.
I-Dialogos : Vos propos positifs, ceux de Michel Robitaille et des nombreux acteurs de la Francophonie des Amériques font du bien, expression de la vitalité de la francophonie et de la confiance dans son dynamisme. Des propos qui tranchent avec le pessimisme et le manque d’intérêt envers la Francophonie que l’on ressent en France. Qu’est-ce qui pousse des personnes, de la Terre de feu au Yukon, à se passionner ainsi pour la francophonie, dans des espaces hispanophones, lusophones et anglophones ?
Peggy Feehan : Je crois qu’il faut voir la fragilité de la francophonie dans nos espaces pour l’apprécier autant. En plus de se démarquer par notre particularité, on sent et on ressent la fraternité des communautés en position minoritaire et c’est un combat qu’on doit continuer. On ne peut pas abandonner, sinon ça serait renier le combat de nos ancêtres!!!
I-Dialogos : Composées de plus de 30 millions de francophones et de francophiles, les francophonies des Amériques se caractérisent par de multiples traits historiques, culturels et sociolinguistiques singuliers. Comment la Francophonie relie-t-elle des pays, des territoires et des cultures aussi divers?
I-Dialogos : Alors que certains commentateurs, notamment en France, parlent du déclin de la Francophonie, comparée à tort à la France-Afrique, Ivan Kabacoff de TV5 Monde qui réalise et présente « « Destinations Francophonie » en se rendant dans de très nombreux pays, déclarait récemment : « La francophonie est plus vivante que jamais….Elle est diverse, variée et vivante ». N’est-ce pas avec confiance que nous devons aborder la question de la francophonie, non dans une conception passéiste, néocoloniale et impériale, mais avec une vision plurielle, moderne et dynamique.
Peggy Feehan : C’est exactement cela que je vois et que je sens quand je suis dans les communautés francophones ou que je parle avec les francophones ici en Louisiane. La francophonie a évolué et les jeunes n’ont plus honte de parler français, au contraire, ils sont fiers et s’affichent francophones.
I-Dialogos : Les propos d’Ivan Kabacoff rejoignent ceux d’Alain Mabanckou qui écrit : « La littérature francophone est un grand ensemble dont les tentacules enlacent plusieurs continents... La littérature française, elle, nous l’oublions trop, est une littérature nationale. C’est à elle d’entrer dans ce grand ensemble francophone» et ceux de Tahar Ben Jelloun pour qui « La francophonie est une maison pas comme les autres, il y a plus de locataires que de propriétaires ». Leurs propos que nous partageons, n’expriment-ils pas une conception universaliste de la Francophonie et pas seulement inféodée à la France ? C’est un véritable changement de paradigme, alors que pendant longtemps, la littérature française apparaissait un peu comme le phare de la Francophonie.
Peggy Feehan : Oui, absolument. La France est peut-être le plus important pays géographiquement, politiquement, financièrement, mais nous sommes nombreux, partout sur la planète et nous avons aussi notre place à la table.
I-Dialogos: En fait ne doit-on pas, selon les espaces géographiques et les cultures, les spiritualités et l’Histoire propre à chacun d’eux, avoir une vision et une conception de la francophonie et de la langue française, différentes, selon que l’on se trouve en Afrique de l’Ouest victime de la colonisation française, au Moyen Orient, en Asie, en Europe ou aux Amériques ? Il existe la Francophonie des Amériques, pourquoi n’y aurait-il pas la francophonie d’Asie, la francophonie d’Océanie, la francophonie d’Afrique, la francophonie européenne, la francophonie du Moyen-Orient ?
Peggy Feehan : Ne connaissant bien que la francophonie des Amériques, j’ose imaginer que les francophonies d’ailleurs se ressemblent un peu et nous ressemblent. Il y a bien des Alliances Françaises, des Maisons de la Francophonie partout sur la planète. Sont-elles aussi bien organisées que la francophonie des Amériques ? Je l’espère et sinon, ils pourront aller voir ce que fait le Centre de la Francophonie des Amériques dont le siège social est à Québec et dont je suis aussi administratrice.
I-Dialogos : Cela m’amène à faire un détour par "Le réseau international des maisons des francophonies" que vous connaissez bien qui parle des francophonies et pas seulement de Francophonie, car pour lui, dans les pays et territoires francophones et francophiles, d'autres langues existent notamment le créole, pour parler des Caraïbes et de la Réunion. Ne doit-on pas penser la Francophonie et le rayonnement de la langue française, non de manière dominante, mais comme le lien entre populations, tout en respectant et valorisant les différentes langues présentes dans les territoires, y compris en France? Et parler ainsi d’une francophonie plurielle, des francophonies ?
Peggy Feehan : Le RIMF fait du beau travail partout pour faire valoir les différentes populations francophones et francophiles de partout. Je participais justement à un panel en compagnie de trois louisianaise créoles et nous menons tous le même combat. La survie de notre langue et de notre culture. C’est exactement pour ça que le RIMF met l’accent sur les francophonies, nous sommes un gombo de francophones.
La Nouvelle Orléans
I-Dialogos : Lors de l’inauguration de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts, Amin Maalouf a indiqué que « Chez tout être humain, existe ce besoin d’une langue identitaire. Chacun de nous a besoin de ce lien puissant et rassurant. Mais il faut entendre dans ce mot d’identité, surtout chez vous, non pas une identité contre, une identité meurtrière, mais une identité avec, qui ajoute, qui grandit, qui multiplie. Et là est précisément la force du français. Nous avons besoin de toutes ces langues, et d’une langue qui soit la même de Lille à Nouméa, de Marseille à Pointe-à-Pitre, pour nous sentir appartenir à la même entité nationale en nos différences. » Il s’adressait aux Français, mais ces propos ne peuvent-ils pas pleinement correspondre à beaucoup d’autres pays, à la Louisiane, au Québec et ailleurs ?
Peggy Feehan : Le souci que nous avons en Louisiane, cependant, est que l’anglais est partout. Nous avons le français, mais nous ne nous connaissons pas tous. Les experts parlent de 50 000 à 200 000 locuteurs, c’est une grosse différence, et qu’est-ce vraiment ? et la population en Louisiane est à environ 4.5 millions. Oui, le français nous réunit mais on peine à se retrouver souvent, malheureusement. I
-Dialogos : Puisque je vous parle de la Cité internationale de la langue française, que pensez-vous de sa création ? Et que peut en attendre la francophonie des Amériques ?
Peggy Feehan : C’est un projet noble, et je crois que l’histoire nous dira qu’il en vaut la peine. À Québec, nous avons le Centre de la francophonie des Amériques qui travaille d’arrache-pied mais qui doit se battre à chaque année pour les financements pour continuer à offrir la programmation, les activités, les conférences qu’ils proposent. Mais on y arrive. Et la Louisiane en profite beaucoup, nous sommes investis dans le Centre parce que c’est dans les nombres qu’on réussit à continuer.
I-Dialogos : A travers le Monde, il y a de très nombreux auteurs et autrices francophones souvent méconnus. En juillet au Cavilam-Alliance française de Vichy, nous avons organisé les 1ères rencontres littéraires francophones, avec des auteurs et autrices de Bulgarie, du Canada, de Haïti, d’Iran, de Mauritanie, de Tunisie et de Syrie, véritables découvertes pour les participants à ces rencontres, donnant à voir une francophonie littéraire extrêmement riche et diversifiée. Il y a aussi le parlement des écrivaines francophones. Je n’oublie pas les autres disciplines artistiques comme la chanson, le cinéma, etc, mais la littérature francophone, par sa possible diffusion de proximité dans les écoles, les médiathèques et les librairies n’est-elle pas un excellent moyen de faire vivre et promouvoir la Francophonie ?
In le quotidien Les Echos
Peggy Feehan : Oui, absolument et en Louisiane, nous travaillons en littératie jeunesse avec des auteurs Québécois, Français, Belges, Louisianais, et j’en passe, pour les mettre en contact avec nos écoles et aussi les parents. Nous organisons des foires de livres francophones avec la maison Bouton d’Or Acadie (Moncton), nous sommes partenaires du My French Book Fest avec l’Alliance Française de la Nouvelle-Orléans, la venue d’Achdé en octobre, le monde littéraire francophone est riche et nous allons en continuer la promotion.
I-Dialogos.Le Sommet de la francophonie ayant lieu en France à l’automne, au-delà du sommet institutionnel et de la "photo de famille", qu’attendez-vous des initiatives qui seront prises permettant de faire prendre conscience de l'intérêt de la Francophonie pour les pays, les territoires et les citoyens ? La Louisiane sera-t-elle présente ?
Peggy Feehan : La Louisiane sera représentée au Sommet par une délégation dirigée par le Chef de délégation, le Sénateur Jérémy Stine, moi-même, qui suis aussi la Sherpa, deux consultantes en éducation, Michèle Braud du ministère de l’éducation et Florence Thunissen du CODOFIL, Carrie Broussard, sous-ministre au ministère de la culture, et finalement, le président du conseil d’état de l’éducation, M. Ronnie Morris. Nous avons comme mission de développer des liens avec les pays d’Afrique de l’ouest pour un recrutement éventuel d’enseignants. Nous sommes en lien étroit avec la représentation permanente de l’OIF à Québec et c’est à travers eux que nous trouvons des projets et du financement.
La francophonie du 21ème siècle ?
I-Dialogos : N’est-il pas temps de se demander si ce n’est pas à la jeunesse de faire vivre cette francophonie, ces francophonies aux multiples facettes ? N’est-ce pas elle qui va construire la francophonie du 21ème siècle ?
Peggy Feehan : En Louisiane, ce sont les jeunes qui représentent la tranche de population francophone qui croît le plus rapidement. Les 5 500 élèves en immersion française, nombre qui augmente doucement à chaque année, se retrouveront sur le marché du travail et seront bilingues. Nous devons les aider à miser sur leur francophonie pour se faire valoir et se démarquer des autres. Nous avons des idées et on travaille avec quelques partenaires pour augmenter le rayonnement de la francophonie. C’est le questionnement que lance en sa direction,
I-Dialogos en partenariat avec Agora Francophone, afin que les jeunes aident à produire une réflexion innovante en faveur d’une francophonie plurielle, vivante, ouverte sur l’ensemble du Monde, intégrant tous les pays qui disposent en leur sein d’une communauté francophone et francophile, aussi petite soit-elle.
I-Dialogos : Pour conclure, quel message laisseriez-vous aux membres de I-Dialogos et à nos lecteurs et lectrices concernant l’avenir de la Francophonie ?
Peggy Feehan: Je crois que tant qu’il y a des francophones, des francophonies, de la littérature francophone, des festivals francophones, des conférences, des Alliances Françaises, des Maisons de la Francophonie, du cinéma francophone, des jeunes qui apprennent le et en français, je crois qu’il y a de l’espoir pour l’avenir de la Francophonie. On ne peut pas nous faire taire comme ça. Nous sommes là et nous prenons notre place.
Vive la Francophonie !
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