Manoubia Debbiche, vous êtes membre du Bureau de l’Association France-Tunisie. Comme franco-tunisienne, quel regard portez-vous sur cette volonté d'émigration des jeunes tunisiens ?
Je m'intéresse au problème de société et suis sensible aux problèmes de l'émigration des Tunisiens, en particulier en France. Les Tunisiens se sont toujours déplacés pour travailler ou étudier mais avant les années 1955-1960 il s'agissait le plus souvent de mouvements internes que ce soit l’exode vers la capitale Tunis, ou bien les saisonniers, en général des nomades du Sud et du Centre vers le Nord, à la saison des récoltes ou encore les Djerbiens qui partaient ainsi s'établir, surtout comme épiciers, dans d'autres villes du pays et par la suite certains d’entre eux ont émigré surtout vers la France où ils seront principalement épiciers.
Ce n’est qu’à partir des années 1950 qu'a débuté une émigration informelle vers la France. Dans les années 1960-1970 cette émigration a été facilitée par l'envoi en 1964 d'une mission française temporaire en Tunisie.
Dans la même période, la Tunisie a signé des accords bilatéraux avec la France, l'Allemagne et la Belgique, sur la migration des travailleurs temporaires. La Libye était également une destination importante avec des allers-retours selon la conjoncture politique et sociale Le phénomène de l'émigration n'est donc pas nouveau.
Les Djerbiens, ont fait partie des premières vagues d'émigrés vers la France comme d'autres immigrés du Sud-Est qui étaient pour une partie d’entre eux, des pâtissiers. C’est ce qui explique, peut-être et en partie, l'augmentation du nombre de boulangers tunisiens souvent issus du gouvernorat de Médenine. Ils forment une communauté solidaire - une solidarité que je qualifierai de tribale - et travailleuse, ce qui a contribué à leur réussite dans ce métier difficile.
Après le choc pétrolier de 1973 et le début de la désindustrialisation, la France a pris des mesures d'encouragement au retour des immigrés. Parallèlement la politique de soutien au regroupement familial a contribué à l'augmentation de la population immigrée, à sa féminisation et à sa composition par âge.
Dans les années 1980 certains clandestins ont vu leur situation se régulariser. Mais quand dans ces mêmes années, certains pays européens, dont la France, ont institué des régimes de visas de plus en plus sévères. Bien des Tunisiens se sont alors dirigés vers l'Italie.
Si la raison principale des premiers déplacements était surtout économique, certains Tunisiens ont choisi la France pour des raisons politiques et sociales ou pour y faire des études. Avec un chômage des jeunes, et surtout parmi les jeunes diplômés qui n'a cessé de croître, la raison principale de l'émigration demeure économique, sans oublier d’autres facteurs comme le manque de considération et le climat politique et social, la présence d'un ami ou d'un parent à l'étranger. Les motivations sont donc diverses et variées et chacun a les siennes.
- D’autres pays européens ne sont-ils pas aussi concernés ?
Le phénomène migratoire a pris une telle ampleur que la Tunisie a créé en 1988, un Office des Tunisiens à l'étranger. Les Tunisiens partent là où se présentent des opportunités.
Ils sont partout en Europe et en moindre mesure sur d'autres continents.
L’émigration vers l’Italie, devenue la deuxième destination des Tunisiens est facilitée par la proximité géographique et du fait des régimes des visas plus restrictifs ailleurs comme déjà mentionné et aussi par l’émigration des jeunes Italiens.
Certains ont alors émigré en Amérique du Nord ou dans les pays arabes du Golfe dont une grande partie au titre de la coopération technique, ce qui limitait la durée de séjour dans ces pays. C'est surtout après 2011 et la signature du partenariat pour la mobilité en 2014, signé avec 10 États membres de l'Union européenne – Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, France, Italie, Pologne, Portugal, Royaume-Uni et Suède - que l'immigration vers ces pays s'est renforcée.
- En France, on reproche parfois aux Etats Unis de « piller » les élites notamment scientifiques attirés par des salaires plus élevés. N’est ce pas ce qui se passe actuellement en France avec les médecins, les informaticiens, les enseignants, etc… ?
La Tunisie est un pays dit émergent mais qui traverse actuellement de graves crises y compris la difficulté de payer ses dettes.
Les dirigeants tunisiens ont beaucoup investi dans l'enseignement. IL s’agissait à l'origine de former les cadres nécessaires au développement du pays, puis, par la suite, pour exporter des compétences capables de transférer en Tunisie des fonds en devises.
Ainsi, l'enseignement supérieur s'est beaucoup développé sous la présidence Ben Ali. Entre 1994 et 2005, le nombre d'étudiants à triplé passant de 100 000 environ à 300 000 selon le Ministère tunisien de l'Enseignement Supérieur, grâce aussi à l'aide de la Banque mondiale et aussi de la France. Mais le développement en nombre s'est réalisé au détriment de la qualité et ce malgré la création en 1995 d'un comité national d'évaluation.
Parallèlement est apparu dans les années 1990, l'enseignement supérieur privé, lequel s'adressait, à ses débuts, aux étudiants ne pouvant pas s'inscrire dans les établissements publics de leur choix. Au fil du temps il s'est élargi à tout le territoire. Certains établissements œuvrent en coopération avec des établissements étrangers ou sont parrainés par des universités étrangères. Leurs étudiants sont mieux encadrés et mieux préparés à la vie professionnelle que dans l'enseignement public.
Depuis 2001 les diplômes délivrés par le privé sont homologués par le ministère de l'enseignement supérieur, ce qui contribue à leur succès. De plus en plus d'étudiants choisissent l'enseignement privé.
D’après la chambre tuniso-française du commerce et de l'industrie, la France demeure encore le premier partenaire économique de la Tunisie et le premier investisseur avec près de 1500 entreprises offrant 150.000 emplois. Elle est aussi le premier partenaire commercial de la Tunisie, deuxième fournisseur et premier client, avec un solde positif pour la Tunisie en 2020.
A l'occasion du 3e Haut conseil de la coopération, le 3 juin 2021, des opérateurs français et tunisiens ont signé 15 accords dans plusieurs domaines, dont la recherche et l'enseignement supérieur. Ainsi, dans le cadre de la coopération technique, la France accorde de nombreuses bourses à des étudiants tunisiens et des établissements français reçoivent des stagiaires tunisiens.
Selon l'OCDE, en 2015 les visas délivrés par la France pour motif d'étude classent la Tunisie au 4e rang comme pays d'origine des étudiants et, selon les statistiques publiées par Campus France, le nombre des étudiants tunisiens à l'étranger en 2022 s'élève à plus de 25000 dont près de 10000 en France faisant de la France la première destination devant l'Allemagne
Dans les années 2000 plusieurs universités tunisiennes ont signé des conventions avec des universités étrangères en particulier avec des universités de l'Union européenne.
Des accords sont conclus avec la France pour des co-tutelles de thèses de doctorat.
Dans le cadre des projets de construction de l'espace euroméditerranéen pour le Savoir, l'enseignement tunisien participe à des projets de coopération multilatérale.
En 2019, l'Union européenne et la France ont aidé la Tunisie à la réalisation du projet ELIFE, un projet initié par la Fondation tunisienne pour le développement en partenariat avec le CNAM. Il s'adresse aux jeunes diplômés en situation de chômage afin de les doter de compétences dans le domaine numérique et de répondre ainsi aux besoins des entreprises. Il vise à ouvrir des centres dans 10 villes de l'Intérieur de la Tunisie.
Selon l'OCDE, en 2015-2016, près d'un tiers des adultes tunisiens exprime le désir d'émigrer et cette proportion atteint 50% chez les jeunes. Bien des diplômés ayant achevé leurs études en Europe, ne retournent pas au pays, surtout après 2011. Par ailleurs, la France procède à des recrutements en Tunisie, notamment des médecins, des informaticiens et des ingénieurs…
Paradoxalement ces cadres tunisiens ont en général des contrats moins avantageux que ceux de leurs collègues français. Qu'est-ce qui justifie cette pratique alors qu'ils fournissent le même travail que leurs collègues et paient leurs cotisations sociales et leurs impôts comme eux ? Manifestement, dans ce domaine, les relations France-Tunisie sont d'une autre nature que celles avec les États-Unis d'Amérique-France.
- Comment faire pour que les élites tunisiennes émigrées puissent participer au développement de leur pays d’origine? N’est ce pas un enjeu majeur dont pourrait se saisir l’association France Tunisie ?
Les Tunisiens travaillant à l'étranger sont restés attachés à leur pays et y retournent en masse pendant leurs vacances. Selon leurs moyens ils participent à l'économie du pays, soit par des transferts d'argent, soit par des investissements voire par des créations d'entreprises.
Selon l'OCDE encore, dans le cadre du Partenariat Tunisie-Union européenne pour la mobilité, un projet de coopération vise à la réinsertion économique et sociale des migrants qui retournent en Tunisie.
Un projet pilote a été initié en juillet 2017 pour durer jusqu’à Février 2019 et a concerné 4 régions. Pour sa mise en œuvre, plusieurs structures ont été mobilisées avec notamment l'Office français de l'immigration et de l'intégration ainsi que l'Office des Tunisiens à l'étranger et a même impliqué la société civile. En effet, quatre associations subventionnées ont été sélectionnées pour aider à la réinsertion et au suivi des personnes.
- Aurez-vous des observations dont vous pourriez nous faire part, plus largement ?
Il a fallu plus d'un demi-siècle pour changer les caractéristiques socio-démographiques des Tunisiens à l'étranger. Les émigrés tunisiens sont désormais de plus en plus diplômés et de ce fait très actifs dans les domaines des sciences et des technologies.
Manifestement, comme d'autres émigrés avant eux, les immigrés tunisiens sont en train de s'intégrer dans leur pays d'accueil. Les descendants d’émigrés tunisiens sont estimés par l’OCDE, en 2015/2016 à plus de 500 000 dans les pays européens de l'OCDE, fréquentent les établissements scolaires et participent aux activités extrascolaires.
Certains d'entre eux portent des prénoms en cours dans le pays d'accueil. Il me semble qu'ils sont de plus en plus éloignés du pays d'origine de leurs parents. Outre le regroupement familial qui a participé à la féminisation des immigrés tunisiens de plus en plus de femmes émigrent seules.
Il me semble aussi que les mariages mixtes, où la femme est tunisienne, sont en plus en plus fréquents.
Du côté tunisien on observe la présence de travailleurs de l'Afrique subsaharienne. Ces travailleurs pensent sans doute que la Tunisie demeure une étape de leur migration vers l'Europe.
Ne sont-ils sont pas en train de remplacer la main d'œuvre manquante ?
Propos recueillis par Pierrick Hamon / 15-08-2023