Fermer les bases américaines en Asie ?  Jeffrey SACHS

Jeffrey David Sachs est Conseiller spécial du secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres après l’avoir été auprès de Kofi Annan. Il avait auparavant servi comme conseiller auprès du Fonds monétaire international (FMI), à la Banque Mondiale, à l’OCDE, à Organisation mondiale de la santé (OMS), et au Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Ancien professeur à Harvard, il avait rejoint ensuite l'université Columbia pour y diriger l'Institut de la Terre. Il est aujourd’hui directeur du projet Millénaire des Nations unies, président et cofondateur de la Promesse du Millénaire, et chercheur associé à l'Institut national de la recherche économique. Il est a l’origine du Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP). Article  communiqué ce 22 avril par Sonia Sachs.

Dans le cadre d’un nouveau cycle de négociations tarifaires avec le Japon et la Corée, Trump demande à ces pays de payer le stationnement des troupes américaines. Trump laisse entendre que les États-Unis rendent un immense service au Japon et à la Corée en y stationnant 50 000 soldats au Japon et près de 30 000 en Corée. Pourtant, ces pays n’ont pas besoin des États-Unis pour assurer leur défense. Ce sont des nations riches qui peuvent sans aucun doute se protéger elles-mêmes. Plus important encore, la diplomatie peut garantir la paix en Asie du Nord-Est de manière bien plus efficace et bien moins coûteuse que la présence de troupes américaines. 

Chine et Japon

Les États-Unis agissent comme si le Japon devait être défendu contre la Chine. Examinons cela. Au cours des 1 000 dernières années, durant lesquelles la Chine a été la puissance dominante de la région sauf pendant les 150 dernières années, combien de fois a-t-elle tenté d’envahir le Japon ? Zéro. La Chine n’a jamais essayé d’envahir le Japon. 

On pourrait rétorquer qu’il y eut deux tentatives en 1274 et 1281, il y a environ 750 ans. C’est vrai : lorsque les Mongols ont brièvement dirigé la Chine entre 1271 et 1368, ils ont lancé deux expéditions navales pour envahir le Japon. Les deux ont été repoussées grâce à une combinaison de typhons (les célèbres vents Kamikaze dans la tradition japonaise) et de défenses côtières japonaises. 

Le Japon, en revanche, a plusieurs fois tenté d’attaquer ou de conquérir la Chine. En 1592, le chef militaire japonais Toyotomi Hideyoshi lança une invasion de la Corée dans le but de conquérir la Chine des Ming. Il mourut en 1598 sans même avoir conquis la Corée. En 1894-95, le Japon vainquit la Chine lors de la guerre sino-japonaise et annexa Taïwan. En 1931, le Japon envahit le nord-est de la Chine (Mandchourie) et y établit la colonie de Mandchoukouo. En 1937, il lança une invasion générale de la Chine, marquant le début de la Seconde Guerre mondiale en Asie. 

Aujourd’hui, personne ne pense que le Japon va envahir la Chine, et rien n’indique que la Chine souhaite envahir le Japon. Le Japon n’a donc aucun besoin des bases militaires américaines pour se protéger de la Chine. 

Quid de la Corée ?

Il en va de même pour la Corée. Durant les 1 000 dernières années, la Chine n’a envahi la Corée qu’une seule fois — lorsque les États-Unis ont menacé la Chine. En 1950, la Chine entra en guerre aux côtés de la Corée du Nord contre les troupes américaines qui avançaient vers sa frontière. À l’époque, le général américain Douglas MacArthur recommanda imprudemment d’attaquer la Chine avec des bombes atomiques. Il proposa aussi de soutenir les nationalistes chinois basés à Taïwan pour envahir la Chine continentale. Le président Harry Truman rejeta, heureusement, ces propositions. 

La Corée du Sud a besoin d’une dissuasion face à la Corée du Nord, certes, mais cela serait bien plus efficacement garanti par un système de sécurité régional incluant la Chine, le Japon, la Russie, les deux Corées, plutôt que par la présence américaine, qui n’a cessé d’attiser la militarisation de la Corée du Nord au lieu de l’apaiser. 

https://www.other-news.info/close-the-us-military-bases-in-asia/

Des Bases d'abord au service des US

En réalité, les bases militaires américaines en Asie de l’Est servent davantage à la projection de puissance des États-Unis qu’à la défense du Japon ou de la Corée. C’est une raison supplémentaire pour les fermer. Bien que les États-Unis prétendent que ces bases sont défensives, elles sont perçues, à juste titre, par la Chine et la Corée du Nord comme une menace directe — notamment en raison de leur capacité à mener une attaque de décapitation ou à réduire les délais de réaction à une provocation ou à un malentendu. La Russie s’est opposée avec vigueur à l’OTAN en Ukraine pour les mêmes raisons légitimes : l’OTAN a souvent été impliquée dans des changements de régime soutenus par les États-Unis et a installé des systèmes de missiles trop proches de la Russie. Et comme la Russie le craignait, l’OTAN a effectivement participé activement à la guerre en Ukraine. 

Il faut aussi noter que Trump s’alarme actuellement de deux petits ports au Panama appartenant à une entreprise de Hong Kong, affirmant que cela menace la sécurité américaine (!), et veut les faire vendre à un acheteur américain. 

De la stratégie américaine d'encerclement ?

Pendant ce temps, les États-Unis encerclent la Chine avec des bases militaires majeures au Japon, en Corée du Sud, à Guam, aux Philippines et dans l’océan Indien, proches des voies maritimes chinoises. 

La meilleure stratégie pour les superpuissances est de rester en dehors des sphères d’influence de l’autre. La Chine et la Russie ne devraient pas ouvrir de bases militaires dans l’hémisphère occidental. La dernière fois que cela a été tenté — lorsque l’Union soviétique a placé des missiles nucléaires à Cuba en 1962 — le monde a failli être détruit dans une guerre nucléaire (voir Gambling with Armageddon de Martin Sherwin pour les détails sur cette crise). Ni la Chine ni la Russie ne montrent aujourd’hui la moindre intention de faire cela, malgré les provocations que constituent les bases américaines dans leurs régions. 

Trump cherche des moyens d’économiser de l’argent — une excellente idée, étant donné que le budget fédéral américain accuse un déficit de 2 000 milliards de dollars par an, soit plus de 6 % du PIB. Fermer les bases militaires à l’étranger serait un excellent point de départ. 

Trump avait même laissé entendre cela au début de son second mandat, mais les Républicains du Congrès ont réclamé une augmentation, et non une réduction, des dépenses militaires. Pourtant, avec environ 750 bases militaires à l’étranger dans 80 pays, il est grand temps de les fermer, d’économiser ces ressources, et de revenir à la diplomatie. Demander aux pays hôtes de payer pour une présence militaire qui ne les aide pas (ni les États-Unis) représente une perte de temps, d’efforts diplomatiques et de ressources. 

Pour un retour à Diplomatie et à la Démocratie ?

Les États-Unis devraient conclure un accord de base avec la Chine, la Russie et les autres puissances : « Vous n’installez pas de bases militaires chez nous, et nous n’en installerons pas chez vous. » 

Un principe de réciprocité entre grandes puissances permettrait d’économiser des milliers de milliards de dollars de dépenses militaires dans la prochaine décennie, et surtout, d’éloigner l’horloge de l’Apocalypse des 89 secondes restantes avant l’anéantissement nucléaire.

Jeffrey Sachs, 21 avril 2025