Crise de la pensée ou crise de gouvernance ?  (suite)

Crise de la pensée ou crise de gouvernance ?   Ali SEDJARI est professeur à l’Université Mohammed V à Rabat (Maroc), président du CERIPP 

Tout le monde est convaincu que le monde va mal à cause de toute une série de crises qui le caractérise (crise économique, politique, sociale, culturelles, éthiques et religieuse) mais la plus grave des crises est celle qui concerne le vivre-ensemble et, de manière explicite, la crise des valeurs, les risques du non-dialogue, l’absence de sagesse, l’émergence d’un environnement hostile et conflictuelle. Disons tout simplement que le vivre-ensemble est devenu problématique.

Ce « vivre-ensemble » s’oppose t-il à refaire société ou à repenser le monde ? 

A travers ces trois expressions se définissent les termes d’un débat. D’un coté, l’appartenance à une société est ce qui permet d’accepter les différences. De l’autre, l’idée que le monde est une patrie collective impose des accommodements raisonnables et un positionnement intelligent par rapport à l’altérité. Que ce soit avec la société ou avec le monde, l’humain doit faire preuve de son humanisme et de sagesse en transcendant les particularismes, les différences et partager avec les autres les valeurs communes. 

A l’heure des stratégies de la discorde, des politiques de division et de ségrégation, des chocs culturels et des « identités meurtrières », des intégrismes et des radicalités, comment faire pour réconcilier les êtres humains entre eux-mêmes, reconstruire quelque chose de possible et exploiter de nouvelles logiques qui provoquent le succès pour un « vivre-ensemble » apaisé et humain, de ce qu’on peut nommer « l’espérance possible ». N’est-elle pas une invitation à travailler sur les deux niveaux de socialité à savoir la société d’une part et le monde d’autre part. Toute une réflexion est à faire en s’appuyant sur des innovations importantes : la clarification du système de valeurs, le processus de transmission et d’incorporation des valeurs, la mobilisation du système d’éducation et de formation basé sur les valeurs, la constitution des chaines de valeurs que chaque nation devrait introduire dans son corpus juridique et normatif. Force est de constater qu’il y a un énorme travail à faire pour arrêter les tendances de dislocation et les facteurs de désagrégation des communautés humaines, car la modernité qui se développe à grande échelle porte en elle-même les germes de la déstructuration humaine. Quel paradoxe ! 

Les dangers d’une modernité inégale et conflictuelle  

En fait, la crise qui caractérise notre société contemporaine n’est rien d’autre qu’un problème de « lien ». On vit en effet une époque où les individus sont principalement liés par des rapports de consumérisme et d’argent, de profit et d’exploitation, qui sont aussi souvent un asservissement. Ajouter à cela que les replis identitaires se développent à une cadence effrénée. Ils sont le symptôme d’un modèle politique en panne. Et partout, les modèles d’intégration sociale et de coopération ont échoué en laissant la place à l’emmurement, à la xénophobie, au ressentiment, à la haine et au rejet.

 L’étranger est stigmatisé, détesté et mis à mal dans sa vie quotidienne ; le voisin est jalousé, mal aimé ou mal respecté, les familles s’entredéchirent à propos des choses matérielles. Les stéréotypes et les préjugés font rage. Le dénigrement masque la haine et le ressentiment. La diabolisation de l’Islam dans de nombreux pays d’Europe est un fait acquis et engendre des tensions violentes. Et de l’autre coté l’islamisme galope et ses adeptes gagnent de plus en plus la bataille théologique, idéologique et culturelle est parce qu’ils sont les seuls à la mener. 

Sur Internet, ou sont les jeunes, la situation est catastrophique, 80% de l’offre y est salafiste. Ils ont gagné aussi la bataille des idées. Le halal est l’un des marqueurs de cette progression de l’islamisme. Le voile, qui se généralise de plus en plus, symbolise la soumission et la dérégulation de la relation entre les hommes et les femmes, un musulman n’est pas forcement islamisé, c’est une construction idéologique.  Certains, les plus humanistes parmi nous, pensent peut être à une institution imaginaire de la société, mais cet objectif est loin d’être atteint en raison de la germination de tout un ensemble de valeurs rétrogrades, régressives et aliénantes. 

Aujourd’hui hélas, le seul internationalisme non revendiqué est représenté par le « capitalisme des catastrophes » et l’idéologie des intégristes. Les systèmes démocratiques sont partout en crise ; les sociétés sont déboussolées et les jeunes sans repères ; ils ne savent plus où se donner la tête ; le désenchantement est général. Bien plus, la répartition de plus en plus inégale des richesses ne constitue-t-elle pas le principal frein au « vivre-ensemble » ? 

Le retour à la guerre des religions n’est-il pas le signe d’une régression aux conséquences imprévisibles ? L’angoisse est aussi grande à cause de l’éclosion du terrorisme, du populisme, de l’intégrisme, sous toutes ses formes, et, plus récemment encore, de l’immigration qui a enclenché, dans de nombreux pays dits démocratiques, une vague surprenante de rejet et d’hostilité, souvent légitimée par la loi et le droit. Ainsi, cette situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui n’est que la conséquence de la crise des valeurs que nous observons. 

La question des valeurs est une constante de l’histoire, c’est l’une des questions centrales de notre temporalité actuelle. Il est courant en effet d’entendre des discours inquiets sur la « perte des valeurs », la « perte des repères », la « crise des valeurs » et la dégradation humaine de notre civilisation actuelle. Cette crise axiologique fait partie d’une crise systémique globale, affectant sensiblement les équilibres sociétaux et moraux de la vie humaine et met notre devenir commun en péril. L’inquiétude est grandissante et il va falloir que nous réfléchissions ensemble sur les outils et les moyens pour recréer le lien à partir des valeurs civilisationnelles communes. Mais que signifie tout d’abord le « vivre-ensemble » ? 

Le vivre-ensemble face aux défaillances des politiques publiques et du droit

Le vivre-ensemble est le fondement de la vie sociale ; c’est la condition de la cohésion d’une société. On se réfère souvent à la formule de Renan selon laquelle c’est le sentiment de manifester un désir de vivre avec les autres, d’avoir le goût de construire ensemble et une volonté consciente d’être ensemble, de vivre en harmonie avec le voisin, le compatriote, l’étranger et, de manière générale, avec l’Autre tout simplement quel que soit son appartenance politique, idéologique ou religieuse. 

Sénèque disait de son coté : « Les Autres ne méritent d’être fréquentés qu’à partir du moment où on peut créer quelque chose ensemble ». Si on définit le « vivre-ensemble » comme étant un concept qui exprime les liens pacifiques de bonne entente qu’entretiennent les personnes, les peuples ou les ethnies avec d’autres, dans leur environnement de vie ou leur territoire, nous sommes loin de cette vision idyllique, car notre société-monde est traversée par des déchirements profonds, des déséquilibres considérables, des violences inimaginables, des animosités effrayantes et des détestations épidermiques. De même, si le « vivre-ensemble » est décliné en un certain nombre de principes –promouvoir des valeurs, développer la solidarité, réorganiser notre vie commune sur la terre, former la citoyenneté, prévenir les conflits, respecter les cultures et les religions, renforcer la volonté des individus à être des acteurs, apprendre à chacun à se reconnaître en l’Autre, être tolérant-, il est partout remis en cause et personne ne sait comment faire pour éviter l’écroulement politique et éthique de notre monde actuel . 

Disons en un mot que si le « vivre-ensemble » est une condition de la cohésion d’une société, il est de plus en plus sacrifié au bénéfice des idées discriminatoires, racistes, stigmatisantes et sectaires. La crise est profonde et ses dommages sont collatéraux. Contentons-nous de citer deux seulement : le premier, c’est que certaines minorités ou communautés vont servir idéalement de boucs émissaires et d’épouvantails à cause de l’Altérité qu’elles proposent. 

Le deuxième dommage collatéral de l’absence de projet de société est le repli communautaire qui met en branle l’équilibre des Nations et des Etats. Le « vivre-ensemble » c’est tout cela à la fois, car une société humaine ne peut être soudée et forte que si les groupes humains qui la constituent ne vivent pas retranchés dans de pseudo-identités de substitution, s’excluant les unes les autres. 

Le respect des différences, des particularismes et des croyances de chacun est une condition nécessaire pour parvenir à la cohésion sociale ; il est donc nécessaire d’avoir la conviction d’une unité de destin pour faire quelque chose ensemble, pour construire une nation vivante et prospère, humaine et civilisée. Cela s’appelle l’histoire. Mais l’histoire a besoin d’une accumulation de valeurs partagées et de perspectives humaines durables qui ont besoin de s’appuyer sur des institutions efficaces, démocratiques et durables. Cela résulte naturellement de l’action de l’Etat et de la production des politiques publiques. 

On arrive alors à la question essentielle du rôle du politique dans la protection des valeurs et du droit dans la construction du « vivre-ensemble ». Or, toutes les difficultés qui entravent le paradigme du « vivre-ensemble » sont généralement inhérentes à la faiblesse de l’action publique, aux ambigüités des politiques publiques et à la défaillance de la loi et du droit. Que l’on ne soit pas surpris : l’Etat est défaillant face à ses responsabilités. Les modes de gouvernance dominants ont vacillé vers le laisser-aller et le laisser-faire; les élites politiques et sociales dans certains pays ne donnent pas l’exemple ; les intellectuels et les éducateurs n’assument pas le rôle qui leur échoit ; les médias font l’impasse sur l’essentiel et s’occupent plus des faits divers que de la sensibilisation des citoyens autour des valeurs. 

Ce qui se passe sous nos yeux aujourd’hui un peu partout dans le monde est effrayant ; nous sommes apeurés, angoissés et perturbés par la montée en puissance des violences, des guerres, des conflits, des tensions, des inégalités, des discriminations, des injustices, des incivilités, des hostilités, des racismes et du rejet de l’Autre. 

L’hyper individualisme, le communautarisme, l’identitarisme, l’atomisation des sociétés et les guerres de religion sont la marque de ce siècle. De nos jours, que peut signifier le vivre-ensemble chez des citoyens vulnérables, touchés par le chômage, la discrimination, l’humiliation, la hogra, l’absence de repères, l’oisiveté, la relégation et l’incertitude face à l’avenir ? La question est d’importance puisqu’une société qui perd le sens du « vivre-ensemble » est une société condamnée, déshumanisée et disloquée. Les débats et les polémiques qui agitent les pays européens à propos des musulmans, des réfugiés, des immigrés et des minorités posent la question du vivre-ensemble. 

Chez nous aussi, au Maroc, comme chez nos voisins de la région, le malaise social est aussi profond et menaçant à moyen et long termes à cause de toute une série de fractures et de conflits religieux et communautaires, de malentendus politiques et de conflits territoriaux à n’en plus finir. A la faveur de ces crises, nous voyons apparaître partout dans le monde des tendances régressives, des groupes sociaux fondés sur la tentation de réhabiliter les identités, de s’accrocher aux fermetures du communautarisme, au rejet de l’Autre, à la peur, à l’angoisse et, pire encore, à la haine, tendances à la fois légitimes et illégitimes. Ce danger existe ; on le vit au quotidien à travers la dictature des faits divers et la marchandisation des angoisses par le canal des médias, des réseaux sociaux qui, tous, nous renvoient en temps réel des images tragiques et violentes (viols, assassinats collectifs, tueries, crimes organisés, violences diverses…) plaçant le citoyen dans un état permanent de peur et de terreur. Bien plus, la montée en puissance des radicalités, du populisme et de la démagogie, de l’intégrisme et du terrorisme ravive les angoisses, fait monter le niveau de la peur et de la haine exprimée par un vocabulaire agressif et négatif. L’enjeu principal est politique et religieux qui fournit une vision fermée, exclusive, monopolistique de la vérité et qui joue un rôle décisif dans les conflits internationaux et les déséquilibres géostratégiques. 

La déstructuration humaine figure comme étant une fatalité, un mouvement irréversible ; le génie humain déraille et détruit. Nous sommes face à une situation où cette composante politico-religieuse favorise de par et d’autre le pire et le radical : ce qui conduit à une régression générale des valeurs. Paradoxalement, on en revient à utiliser la loi et le droit pour exclure et non pour inclure, on réduit la liberté au bénéfice de la sécurité, on sacrifie la démocratie au profit de l’autorité. Aujourd’hui, le légalisme stigmatisant est une réalité. Les restrictions à la mobilité, au déplacement, à la différenciation et à l’exercice de la liberté sont monnaie courante. Le politique sème la discorde, le religieux attise les conflits et la violence ; ils contribuent ensemble, de manière séparée ou concomitante, à la réalisation d’un même objectif : désagréger et séparer. La religion nous prépare un modèle passéiste, traditionaliste, fossilisant et sclérosant ; la politique un avenir incertain et abstrait, sans projet ni vision. Aussi, l’ordre établi met l’individu en état d’infériorité, de déstabilisation, de vulnérabilité continuelle pour mieux les contrôler et les soumettre à ses exigences. Il encourage l’égoïsme, l’affairisme, l’enrichissement illicite, la corruption, la spoliation des biens d’autrui, la dégradation de l’environnement, l’occupation inégale du domaine public, le népotisme qui deviennent les valeurs suprêmes de la gouvernance dominante. C’est dangereux. 

Face à cette situation angoissante, nous avons besoin d’une libération intellectuelle, d’une nécessité à reproduire une pensée humaine juste et tolérante et à rétablir une vision plus ouverte, plus confiante et donc plus exigeante en matière de changement. Il faut se réconcilier avec notre humanité et retrouver le sens de la raison et de la générosité pour créer des espaces communs faits de convivialité et de solidarité, de fraternité et de tolérance. Et pourtant le progrès existe, la modernité avance, mais les déchirements augmentent et les mentalités sont de plus en plus accablantes, se radicalisent et tournent le dos à la fraternité, à l’humanisme et à l’universalisme. Il y a une grave défaite de la pensée marquée par l’absence de projets et de vision, d’humanisme et d’intelligence. 

La crise de la pensée humaine est due principalement aux défaillances des politiques et des systèmes d’éducation et de formation. Le rôle de l’école est primordial en ce sens, mais elle ne peut pas tout faire, car l’institution scolaire est victime d’un amalgame de visions imposées par certains et subies par d’autres ; il faut inventer de nouveaux mécanismes de formation, de régulation, de socialisation, de conscientisation et de mobilisation. La reconnaissance mutuelle est une responsabilité collective : politiques, élites, intellectuels, société civile, artistes, médias, progressistes et associations doivent se mobiliser pour inventer un autre projet de société fait d’humanisme, de convivialité, de fraternité, de dialogue, de coopération et d’un universel partagé, car le fait de souhaiter se regrouper autour de politiques culturelles communes et de tisser des solidarités concrètes est quelque chose de parfaitement réalisable. Les hommes sont capables du bien et du mal, du pire et du meilleur. Dans ce cas, on construit une culture commune en intégrant les particularismes de chacun comme source d’enrichissement. 

Les questions qui se posent aujourd’hui sont de savoir comment penser la culture pour se nourrir de l’Autre ? Comment penser le politique pour changer le regard sur l’Autre ? Comment penser la religion pour respecter celle des Autres ? Comment enseigner et vulgariser les valeurs ? Car en ce temps de ruptures, nous vivons une religiosité asséchante, aliénante ou on culpabilise les consciences et on encourage les radicalités des plus meurtrières. Le résultat est affligeant. Les politiques sont impuissants face à la montée des violences et des conflits. Tous les moyens sont bons pour dresser une population contre une autre, une communauté contre une autre, une culture contre une autre, une civilisation contre une autre, une religion contre une autre. Le mal est profond ; il se dégénère et met à mal le devenir de l’humanité. 

Crise de gouvernance ou crise de la pensée ?    

Par bien des côtés, le 21ème siècle apparaît comme le siècle de l’escalade des ruptures, de dislocations en chaîne dans tous les domaines : une fuite en avant sous le signe de la déstabilisation, de la césure et de la discontinuité. Nous ne pouvions sortir indemnes que par un mouvement général de promotion de la pensée, car les sociétés n’évoluent que par ce biais. ». 

C’est dans le vide de la pensée que se nourrit le mal » disait Hannah Arendt. Ce qui pose à titre principal l’urgence de la refonte globale des systèmes d’éducation et de formation. Après les attaques terroristes de ces dernières années, violentes et aveugles, de nombreux Etats du monde ont compris que la reconstruction du vivre-ensemble est tributaire de la refondation intégrale de ce système, sans oublier bien sûr le rôle des médias, celui des mosquées et des prédicateurs religieux notamment dans les patys musulmans. 

Encore faut-il passer à l’action et instituer une pédagogie renouvelée pour nous aider à apprendre à vivre, d’abord comme citoyen d’une nation et ensuite comme citoyen du monde. Et c’est à ce niveau que l’humanité a besoin d’un système d’éducation qui enseignerait la connaissance de l’Autre, la complexité humaine, les sciences humaines, les religions du monde et, plus fondamentalement encore, les savoirs philosophiques et sociologiques, les arts et les cultures, l’histoire et la géographie humaine. 

Le « vivre-ensemble » est l’une des grandes questions du temps, et nous sommes confrontés à une absence de possibles. Comment en est-on arrivés là ? Qu’est-ce qui, dans la nature des êtres le permet ? Comment se donner des règles démocratiques pour en limiter les dégâts humains et sociaux ? Ne faut-il pas revenir vers deux questions clés : qu’est-ce que vivre et qu’est –ce que ce qui nous sommes ? Le vivre-ensemble ne se décrète pas, il se construit. Il n’est pas seulement un concept, c’est une problématique imposant une investigation dans tous les champs de la connaissance et des savoirs : philosophie, historie, anthropologie, politique et religion. 

Nous sommes appelés à apporter des réponses à une multitude de questions qui empoisonnent la vie des humains et à réfléchir ensemble sur les jalons durables d’un « mieux- vivre collectif »: 

Quel rôle pour l’Etat dans cette phase de ruptures ? Quelle est la place du droit dans la construction des valeurs ? Quel est le rôle de la société et des organisations internationales dans l’enracinement du « vivre-ensemble » ? Quelle est la place de la religion dans la société actuelle ? Quel est le rôle des systèmes d’éducation et de formation dans la fabrication du commun et la production de la paix ? Comment enseigner et vulgariser l’interculturalité pour une société-monde ? Comment mettre un terme aux stéréotypes qui nous guettent lorsqu’on parle de « vivre-ensemble » ? Comment réaliser un collectif humain digne de ce nom ? Comment manager les sociétés contemporaines ? Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ? Pourrons-nous vivre-ensemble égaux et différents ? Quelles sont les politiques pour une économie sociale et solidaire ? Comment réinventer l’humanisme ? Comment faire de la laïcité un paradigme commun face aux affirmations identitaires ? Comment repenser les relations entre les faits, les normes et les valeurs ? 

Autant de questions pour chercher à comprendre en vue d’envisager la mise en œuvre de nouveaux mécanismes et de nouveaux moyens pour ouvrir la voie vers un idéal que nous n’avons pas réussi à lui donner de sens et de l’effectivité : celui d’une interculturalité humaine, solidaire, communicante et respectueuse des uns et des autres. Le vivre-ensemble peut être ramené à une multitude de valeurs fondamentales : la solidarité, la fraternité, la laïcité et la tolérance. Ces valeurs sont idéalement universelles tout en étant relatives. Selon les pays et les nations, il y a tout un répertoire de valeurs qui peuvent s’agréger ou s’opposer, se compléter ou se contredire, et donc l’humanité est appelée à vivre dans la pluralité des cultures et la reconnaissance de la diversité culturelle, car la différence est une richesse. 

L’objectif étant d’intensifier l’humanisme et de pacifier la violence, car la violence engendre la vengeance. Ce qui est dangereux aujourd’hui, c’est cette minorité bouillante et très agissante, active et destructrice, qui nous menace en nous imposant sa « vérité », son archaïsme, son idéologie, son mode de pensée, sa religion, sa croyance et utilise avec une extrême efficacité tous les moyens qui sont à sa portée (Internet, Facebook, Youtube, Twitter, Amazone) pour parvenir à ses fins. Des populations entières se sentent aujourd’hui humiliées, écrasées, apeurées, livrées à elles- mêmes. Et ceux qui sont censés les défendre sont impuissants : Etats, ONU, UNESCO et autres organisations internationales. Au moment même où ces organisations palabrent, rédigent des conventions et des chartes, font des rapports et des recommandations, organisent des forums et des assemblées sur le dialogue des religions et des civilisations, abrités souvent par ces mêmes Etats qui sont à l’ origine de la déstructuration humaine et de la détérioration des valeurs, la violence gagne de plus en plus du terrain et s’intensifie. 

Faut-il les croire alors qu’elles ne parviennent même pas à neutraliser le mal ni à maitriser les défis élémentaires et les enjeux de base ? Penser le « vivre-ensemble », c’est penser aussi les problèmes de gouvernance et de pilotage des politiques publiques ; c’est penser aussi le droit qui doit apporter sa contribution à la construction du « vivre-ensemble », car il n’est pas seulement disposition concrète, il est symbole ; symbole de la façon dont les hommes se présentent ce que doivent être leurs relations entre valeurs partagées et diversité culturelle. A cette fin, deux voies juridiques existent. La première, liée au monopole de la violence légitime de l’Etat, met l’accent sur les valeurs communes. Elle s’appuie sur le procès et la loi. L

a seconde voie valorise la diversité. Ces deux voies fonctionnent de manière déséquilibrée. Un changement d’approche est nécessaire. Le réel est dur, incohérent, complexe et parfois insaisissable. Le vécu est parsemé de violences et de tragédies. La religion fait mal, la politique aussi. L’une et l’autre ne cessent de produire des monstres. Elles obéissent à une double orientation, celle de la domination et de l’aliénation. Toutefois, elles ne sont pas les seules à être responsables de nos maux, Le capitalisme « des catastrophes « a, lui aussi, une grande part de responsabilité, sans minimiser pour autant les multiples effets négatifs de la mondialisation et de la globalisation. Nous sommes appelés à réfléchir en profondeur sur ce qui nous fait mal, sur ce qui nous déshumanise et sur ce qui nous divise. Cette question du mal est fondamentalement politique et religieuse, et notre mode de pensée doit se focaliser sur ces deux éléments. Aussi, « La marche du monde a cessé d’être pensée par la classe politique », dit l’économiste Jean-Luc Gréau. Celle-ci n’a pas de pensée. Elle n’a pas de culture, pas de charisme non plus. Elle manœuvre plus pour sa réélection que pour la défense d’un vouloir vivre-ensemble. Elle ignore les sciences humaines, les sciences sociales, la culture et la religion des autres, les méthodes qui seraient aptes à traiter les maux et les déchirements de notre monde. Devrions-nous se méfier alors de ceux qui font la politique et la religion ou les deux en même temps ? 

Aussi, la régénération de la pensée politique, culturelle, humaine et religieuse suppose un examen critique et une volonté de transformer, de relier les parties au tout, le tout aux parties, et qui puisse concevoir la relation du global au local, du national à l’international. Elle doit engendrer une réforme éthique, celle de la famille, de l’adolescence, des jeunes et des moins jeunes. Ce qui n’empêche pas de commencer pour éviter la dégradation des valeurs, une réforme des structures et des organisations, des normes et du droit, s’avère indispensable. Il en résulte que le « vivre-ensemble » est une problématique complexe, enchevêtrée, qui fait appel à des interrogations plurielles et pluridisciplinaires. Et chacun de nous, en fonction de son appartenance politique ou religieuse, de sa position sociale, professionnelle et institutionnelle, est invité à prendre part à cette réforme en profondeur du « vivre-ensemble » et à entrevoir des changements méthodiques et pratiques pour réparer ensemble le tissu déchiré du monde en créant des liens qui libèrent et des valeurs qui sédimentent et relient. Aussi, le sens qu’on donne au « vivre –ensemble » n’est pas mécanique, vivre avec un minimum de convenances et de valeurs communes pour que l’ensemble ainsi formé tienne un peu de tout, mais dans un objectif commun ou une cause commune. 

Nous sommes arrivés à un point de rupture, et c’est contre celle-ci que nous devrions agir pour éviter de sombrer dans la barbarie des terroristes ou la myopie du capitalisme « des désastres ». Il serait banal d’affirmer que chacun de nous à besoin de l’autre et qu’on ne peut pas vivre en autarcie ou chacun doit rester dans ses rangs sans se faire remarquer. Nous sommes condamnés à travailler ensemble, à échanger, à dialoguer et à partager la connaissance et le savoir, les biens et les services, les inventions et les expériences, à protéger ensemble la terre et la nature qui sont notre bien commun. L’urgence est d’agir en vue de réussir l’ancrage du « vivre-ensemble » dans le tissage du futur, mais cela dépend de la qualité des politiques que nous produisons dans tous les domaines de la vie sociale, économique, politique, culturelle, religieuse et géostratégique. 

Il y a l’ «irréductible humain » face à l’universel et au relationnel qui sont partout les mêmes et aspirent à la dignité inhérente à toute personne humaine. Il faut un plaidoyer pour la fraternité. Car cette notion ne figure pas dans nos manuels scolaires ni dans nos systèmes de formation et de développement personnel ; elle est à la fois idéale et très concrète et elle transcende les frontières entre les cultures. Il s’agit d’un universel « concret », selon l’expression de Bidar. L’idéal est de tisser des liens entre toutes les fraternités. Ainsi, les Etats ne sont-ils pas appelés à devenir des tisserands pour recréer le lien et élaborer des instruments juridiques et techniques pour rendre cette fraternité possible, vivante et durable. Il faudrait donc remettre cette notion de vivre-ensemble au cœur de l’éducation, des politiques publiques et du droit.

 Nous sommes réellement au bord de l’abime ; les fractures de nos sociétés s’aggravent, on peut vraiment faire mieux. Plus il y a débat, échange, dialogue et actions concrètes, plus on avance ; plus il y a action et coordination, science et conscience, plus on transforme. Le défi aujourd’hui est de vaincre nos inquiétudes face à l’écroulement politique de notre monde actuel et face à la crise des valeurs que nous observons, laissant les peuples du monde dans un désarroi profond. Mais, somme toute, cette crise nous concerne tous pour qu’il soit nécessaire que nous y intéressions et que nous cherchions à comprendre les raisons de cette détérioration, de ce recul des valeurs, de cette haine incompréhensible qui nous dévore, de cette difficulté à vivre-ensemble, à cohabiter et à échanger afin d’agir pour nous en préserver et éviter de nous plonger dans le repli et la détestation. 

L’une des pires craintes est que l’humanité perdra ses racines terriennes, ses valeurs et cédera à la barbarie, à la guerre, au mal et à la négation de l’Autre. Nous devrons savoir que « les autres vivent en nous, nous vivons dans les autres » disait Tzvetan Todorov, et dans ce cas, laissons le banal pour aller à l’essentiel, vers l’écriture d’un nouveau récit humain et d’une œuvre collective salutaire où la rencontre avec les autres triomphera sur la discorde et le rejet. Et cette rencontre avec l’autre ne peut venir que de la culture des droits humains. L’avenir devrait avoir pour horizon une fédération mondiale, mesurée par la pleine reconnaissance de la dignité de chaque personne, surmonter son égoïsme et son égocentrisme résideront dans la disparition des frontières et dans l’extension universelle de la notion de citoyenneté. 

La meilleure conclusion ?   

La meilleure conclusion par laquelle on peut terminer cette réflexion sur le « vivre-ensemble » est extraite des paroles de deux hommes d’Etat et d’une artiste : « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, disait Martin Luther king, sinon nous allons mourir comme des idiots », et Nelson Mandela de dire à son tour: «Nous travaillons ensemble pour soutenir le courage là où il y a le conflit et donner l’espoir là où règne le désespoir » et Anna Gavalda de renchérir : « Ce qui empêche les gens de vivre ensemble, c’est leurs conneries ».   Ali SEDJARI Rabat, le 29/08/2022 


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