Pour une nouvelle architecture de la sécurité en Europe  / Ariel FRANCAIS

Ariel Français vit entre Vienne (en Autriche) , et Merida (au Méxique). Ancien Représentant des Nations Unies et essayiste, Ariel est Docteur en droit et diplômé de l’Institut d’études politiques (Sciences Po, Paris), il a consacré sa vie aux stratégies et politiques de développement, d’abord au Commissariat général du Plan (France) puis au Programme des nations unies pour le développement (Nations Unies), tout en s’intéressant de près à la vie politique, aux mutations sociales, aux transformations économiques, à la montée du terrorisme, à la destruction de notre environnement et aux confrontations internationales. Il porte un regard critique sur la façon dont nos dirigeants entendent régler les problèmes de ce monde.

Avertissement : Ce texte ne saurait en aucun cas être interprété comme justifiant l’agression russe en Ukraine en violation flagrante des principes fondamentaux du droit international et des obligations   découlant de la Charte des Nations Unies, pas plus qu’il ne saurait excuser les crimes de guerre perpétrés par l’agresseur en cette occasion. Il ne saurait en outre être perçu comme appuyant d’une quelconque façon les thèses avancées par le régime en place à Moscou pour justifier son agression. Son seul objet est d’éclairer les causes profondes du conflit et de dessiner des pistes pour une nouvelle architecture de la sécurité en Europe.

For a new security architecture in Europe

J’ai  toujours eu coutume d’aller à contre-courant des idées reçues, du « politiquement correct » et du novlangue du moment, ce qui m’incite, une fois de plus, à m’insurger contre les âneries qui se déversent sur les plateaux de télévision et dans les éditoriaux de la majorité des journaux à propos de la Russie et de la guerre en Ukraine. Une fois de plus la propagande a pris le dessus et les docteurs autoproclamés en géopolitique, une espèce en voie de prolifération, font désormais la loi dans les médias. Ceci est d’autant plus frappant que le complexe militaro-intellectuel, tel que mis en lumière par Pierre Conesa, s’est rué sur l’opportunité que constitue cette guerre pour nourrir des discours guerriers dénués de toute objectivité.

L’heure est à l’opprobre, au dénigrement et à la diabolisation de la Russie, au prix d’une déformation mensongère de la réalité. Des esprits libres, comme l’historien Emmanuel Todd, se voient interdire les plateaux de télévision et les journaux pour avoir l’outrecuidance de penser que les États-Unis et l’OTAN portent une large part de responsabilité dans déclanchement du conflit, une hérésie qui les rend inaudibles dans l’espace public. Des esprits lucides, comme Jean-Pierre Chevènement, qui avait remarquablement analysé les racines du conflit dans un article du Monde diplomatique de juin 2015, se taisent désormais, convaincus sans doute qu’exprimer une opinion étrangère à la doxa du moment serait soit inaudible soit l’objet d’invectives.   

Ce faisant, le récit que les journaux et les antennes donnent de la guerre en Ukraine passe largement sous silence les causes de ce conflit et les raisons pour lesquelles la Russie s’est autorisée, unilatéralement et sans prévenir, à intervenir militairement dans cette ex-république soviétique (une intervention vers Kiev, similaire à celles de l’URSS en Hongrie, en 1956, et en Tchécoslovaquie, en 1968,  accompagnée d’une offensive à l’est, à l’appui des républiques sécessionnistes de Donetsk et de Louhansk). Or comprendre les origines d’un conflit, son déroulement et sa portée exigent de se pencher sur les racines historiques et géopolitiques du différend, sans lesquelles aucune intelligibilité ni lecture de l’affrontement n’est possible et, a fortiori, aucune porte de sortie de la crise n’est visible. 

Rappelons tout d’abord que l’Ukraine, terre slave et orthodoxe dans sa plus grande partie, a longtemps fait partie de l’espace politique, économique, social et culturel de la Russie. Même si la configuration de cette entité a fluctué dans l’histoire au gré des invasions, des soumissions ou des rattachements, celle-ci a le plus longtemps fait partie intégrale de l’empire des tsars de Russie. Après la révolution bolchevique de 1917, elle forme une république socialiste à part entière au sein de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Et au lendemain de la deuxième guerre mondiale elle figure parmi les membres fondateurs des Nations Unies, dotée de la personnalité juridique internationale, siégeant donc à l’Assemblée générale au même titre que la Russie et la Biélorussie. En 1954, curiosité historique qui a son importance aujourd’hui, Nikita Khrouchtchev, alors secrétaire général du parti communiste et chef de l’État soviétique, décide de rattacher l’oblast (région administrative) de Crimée à l’Ukraine, un rattachement contesté par la suite par la Russie. En 1991 l’URSS se disloque par suite de l’effondrement du système soviétique, donnant naissance à une myriade d’États plus ou moins rattachés à l’ex-métropole soviétique, dont l’Ukraine, formellement indépendante mais néanmoins liée à la Fédération de Russie par des accord et des alliances sous le couvert de la Communauté dite des États indépendants (CEI). Le nouvel État ukrainien est donc un descendant lointain de l’empire des Tsars et un descendant direct de l’URSS. 

Le dilemme de l’Ukraine, depuis son indépendance, se résume à son appartenance historique à la zone d’influence politique, économique, sociale et culturelle russe et à son désir de s’en éloigner pour intégrer l’espace politique, économique, social et culturel européen, à savoir : l’Union Européenne. Ces liens et ces aspirations sont inégalement partagés entre tous les Ukrainiens, certains penchant pour des raisons historiques plutôt vers l’Ouest (pour simplifier, la partie occidentale de l’Ukraine) et d’autres plutôt vers l’Est (pour simplifier, la partie orientale du pays). Le drame de l’Ukraine, comme celui de nombreux États issus de la dislocation des anciens empires (empires russe, autrichien et ottoman au lendemain de la première guerre mondiale), des fédérations auxquelles ils ont par la suite donné naissance (l’ex-Union soviétique et  l’ex-Yougoslavie en particulier) ou encore de l’accession  à l’indépendance de nombreuse possessions coloniales (Inde et Pakistan par exemple en  Asie et nombre de pays d’Afrique d’une façon générale) est d’avoir donné naissance à des États pluriculturels ou plurinationaux,  où coexistent ou même s’affrontent des communautés qui aspirent chacune à une identité culturelle et nationale distincte. La plupart des conflits qui se sont développés au cours des trente dernières années sont ainsi le fruit de la dislocation des ancienne entités impériales, fédérales et coloniales.

Confrontée à ce dilemme, l’Ukraine a fluctué entre l’Est et l’Ouest, tout au long des quatre dernières décennies, avec des dirigeants, des oligarques et une population « prorusses » d’un côté et « prooccidentaux » de l’autre, et avec hauts et des bas à l’occasion des crises politiques qu’elle a traversée, notamment la révolution dite « Orange » (2004) et la révolution dite de Maïdan (2014). Ces fluctuations auraient été sans conséquences si elles ne s’étaient inscrites dans le contexte d’un nouveau raidissement des rapports est-ouest aux lendemains d’une guerre froide qui avait longtemps structuré ces rapports. Au cœur de ces tensions figurent la progression rampante de l’OTAN à l’ouest, au centre et à l’est de l’Europe, l’attractivité croissante du modèle ouest européen dans les ex-républiques soviétiques, la marginalisation délibérée de la Russie en Europe et dans le monde et le refus de mettre en place une architecture de la sécurité en Europe. 

L’extension de l’OTAN en Europe, promue assidûment par les Etats-Unis et réclamée par les ex-démocratie populaires d’Europe centrale et orientale et par les pays baltes, par   crainte d’un regain d’expansionnisme russe, constitue à mes yeux, de tous les facteurs, celui qui a le plus pesé dans l’avènement du conflit en Ukraine. En toute logique l’OTAN aurait dû être dissoute au lendemain de la guerre froide, comme cela aurait été promis verbalement au président Gorbatchev, pour accompagner la dissolution parallèle du Pacte de Varsovie et de son dispositif militaire. Or, promesse ou pas, non seulement il n’a pas été mis fin à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (entendons par là le dispositif militaire intégré, distinct de l’Alliance en tant que telle) mais qui plus est l’Organisation et ses forces se sont vu confier de nouvelles missions que je qualifierais de « maintien de l’ordre » dans le monde, sous tutelle américaine, à l’occasion notamment du conflit yougoslave et de l’intervention militaire des États-Unis en Afghanistan. En outre, et surtout, le dispositif militaire de l’OTAN n'a cessé de s’étendre en Europe, comme dans une partie de dominos, couvrant successivement la RDA en 1990, la Hongrie, la République tchèque et la Pologne en 1991, la Bulgarie, la Roumanie et la Slovaquie ainsi que les trois ex-républiques soviétiques baltes - Estonie, Lettonie et Lituanie - en 2004 (plus tout récemment la Finlande et vraisemblablement d’ici peu la Suède dans le contexte de la guerre en Ukraine). Le dispositif militaire intégré de l’OTAN - sous contrôle et commandement réels américains - n’a donc cessé de s’étendre et de se renforcer comme un chapelet d’adversaires potentiels de la Russie, l’encerclant chaque fois plus au fil des ans. 

L’attractivité du modèle européen au sein des ex-république soviétiques constitue de mon point de vue le second facteur d’instabilité ayant mené au conflit en Ukraine. Prisonniers des structures et des valeurs qui ont longtemps prévalu dans ces pays, confrontés à la corruption et au règne d’oligarques qui se sont emparés des rennes du pouvoir, séduits par les modes de vie et les idées qui prévalent dans le monde occidental, les classes moyennes et les jeunes couches de la population aspirent à rejoindre sous une forme ou sous une autre l’Union européenne. Cette attractivité du modèle européen met en péril les systèmes post-soviétiques, qui reposent sur des modèles autoritaires, fondés sur l’ordre et la tradition, et menace de les faire sombrer. D’où la répression des mouvements qu’il inspire, qu’il s’agisse des révolutions dites de « couleurs » honnies par le Kremlin (Géorgie en 2003, Ukraine en 2004, Kirghizstan et Biélorussie en 2005), des aspirations « pro-européennes » en Ukraine (l’Euromaïdan en 2013-2014), des manifestations de masse contestant les élections en Biélorusses (2020-2021) ou encore de la crainte actuelle de nombre de Georgiens de se voir interdire l’accès à l’Union européenne. Toutes ces mouvements, souvent soutenus par des fondations étrangères, voire par le Etats-Unis en tant que tels, sont considérés comme déstabilisants par la Russie et ses alliés, d’où la répression dont ils font l’objet. 

La marginalisation, voire l’humiliation de la Russie dans le nouvel ordre mondial vient se greffer sur cette toile de fond comme facteur de frustration et de rancœur à l’égard du monde occidental. Largement propulsée par les Etats-Unis, cette marginalisation est le fruit d’un double déclassement : diplomatique et militaire d’un côté, suite à la dissolution du Pacte de Varsovie et du vieillissement de l’appareil militaire russe (y compris nucléaire), et économique et social de l’autre, suite à la privatisation sauvage de l’économie russe et la vente à l’encan de son parc industriel à une poignée de futurs oligarques. Ces « réformes », largement inspirées et propulsées par les États-Unis au lendemain de la chute du mur des Berlin, ont non seulement contribué à déposséder l’État russe des fleurons de son industrie au profit d’entrepreneurs sans scrupules mais aussi engendré une grave crise sociale dans le pays, à la suite des déséquilibres économiques et financiers que ces changements ont induit et de l’appauvrissement consécutif d’une large partie de sa population. En réponse, les dirigeants russes cherchent aujourd’hui à redresser l’économie du pays et à rétablir sa puissance sur l’échiquier politique, économique et militaire du monde. 

Quatrième facteur d’instabilité et de frustrations de la part des dirigeants de la Russie : le refus des pays dits occidentaux d’avancer sur le terrain de la sécurité collective en Europe. La dissolution du pacte de Varsovie supposait, comme je le souligne plus haut, une dissolution simultanée de l’appareil militaire de l’OTAN. Les tentatives de mise en place d’un vrai dispositif de sécurité collective en Europe, véritable serpent de mer dans les rapports entre la Russie et l’Europe de l’Ouest, se sont toutes traduites jusqu’ici par des échecs. L’empressement des pays d’Europe centrale et orientale et des États baltes de se placer sous la protection de l’OTAN y est sans doute pour beaucoup. Mais aussi le très peu d’ardeur manifestée par les Etats-Unis à se priver d’un outil qui assure leur suprématie en Europe et dans le monde.  Ainsi, la question de la sécurité collective en Europe demeure-t-elle entièrement en l’état d’un chantier et le restera tant que les protagonistes ne s’attacheront pas à aborder intégralement ce projet indispensable pour la paix et la sécurité sur notre continent.

Quelles conclusions tirer de cette toile de fond pour mettre fin au conflit en Ukraine et bâtir une Europe pacifique, solidaire et généreuse ? 

La première conclusion est qu’il y a urgence à éteindre l’incendie, sous peine de nous voir entraînés dans une troisième guerre mondiale et de faire les frais d’une troisième conflagration planétaire. 

Cette guerre n’est ni juste ni nécessaire, contrairement aux discours dominants de part et d’autre. Elle est le fruit d’un enchaînement funeste de craintes, de frustrations et d’excès de toutes parts qui conduisent à un affrontement fratricide. On parle de la guerre en Ukraine sans voir que nous sommes déjà en guerre. L’affirmation suivant laquelle nous ne serions pas, à l’Ouest, des cobelligérants est une fiction car nous le sommes déjà dans les faits : nous armons l’Ukraine, nous formons ses combattants, nous appuyons ses systèmes de défense et lui fournissons du renseignement, nos industries d’armement tournent à fond désormais et nous apportons à ce pays toutes sortes d’aides économiques, financières et humanitaires. Nous appliquons par ailleurs toutes sortes de sanctions économiques et financières contre la Russie en nous tirant des balles dans le pied en termes de crise énergétique et d’inflation, donc de crise sociale. En fait, nous nous livrons à une guerre par procuration contre la Russie, au prix d’innombrables vies ukrainiennes sur le terrain. 

Pire encore, nous sommes les jouets d’une guerre des Etats-Unis contre la Russie par Ukraine interposée, certes par procuration mais dans l’unique but de mettre à genoux la Russie. Car tel est le but fondamental et non-écrit de la première puissance militaire du globe derrière son appui à l’Ukraine: éliminer la Russie comme adversaire potentiel dans la perspective d’un affrontement majeur avec la Chine qu’ils préparent méthodiquement depuis la présidence d’Obama, en termes de systèmes d’armes, de course technologique et de déploiement de forces (une politique extérieure  et militaire qui fédère toute la classe dirigeante américaine, qu’elle soit démocrate ou républicaine,  contrairement à la politique intérieure, objet d’affrontements politiques et sociaux chaque fois plus violents). C’est le pendant pour Europe de leur stratégie du « pivot » qui vise à éliminer la Chine comme prétendant supposé à la suprématie mondiale, sur la base de nouvelles alliances comme l’AUKUS, du renforcement du réseau d’alliances existantes dans le Pacifique (Japon, Corée du Sud, Philippines, Australie et Nouvelle Zélande) et d’une coopération militaire avec l’Inde dans l’Indopacifique. En termes de realpolitik, l’objectif non-affiché des Etats-Unis dans la guerre en Ukraine n’est ni plus ni moins que d’éliminer la Russie, en tant qu’allié potentiel de la Chine dans le contexte d’un possible affrontement planétaire, et que d’entraîner l’OTAN, donc l’Europe occidentale, dans l’obsession de leur classe dirigeante à vouloir régenter et dominer le monde. Cela n’est ni dans l’intérêt de la Russie ni dans celui de l’Union européenne, car nous en sortirions tous broyés. 

Les risques d’une telle confrontation à l’échelle de la planète ne sont pas purement hypothétiques. Ils sont dès à présent considérables, inquiétants et quotidiens, de l’aggravation des tensions entre la Chine et les Etats-Unis à la poursuite d’une guerre en Ukraine qui pourrait à tout moment déborder sur le reste du continent. La montée en puissance de l’affrontement en Ukraine, l’implication croissante des pays européens dans ce conflit, les risques de dérapage à l’occasion d’écarts incontrôlés ou encore de simples incidents collatéraux sont énormes. De même l’escalade sans cesse croissante en termes de systèmes d’armes, qui pourrait même entraîner l’usage d’armes nucléaires dites du théâtre d’opérations, est dangereuse et hautement préoccupante, sans parler des armes nucléaires stratégiques qui pourraient tout simplement signer la fin de notre monde. Il est donc urgent d’éteindre l’incendie, dans un premier temps, avant de s’attaquer aux problèmes qui sont à l’origine même du conflit, tels qu’analysés plus haut. 

En premier lieu, donc, il faudrait que les armes se taisent et que s’installe un cessez-le-feu durable en vue d’un déroulement viable de négociations entre belligérants. Cela suppose que la Russie et l’Ukraine cessent les combats dans les zones contestées et engagent des discussions pour un règlement négocié de leurs différends. Un tel cessez-le-feu ne deviendra possible qu’une fois les parties mutuellement convaincues qu’elles auront plus à perdre qu’à gagner en prolongeant l’affrontement. Qu’elles arrivent, en d’autres termes, à un degré d’épuisement mutuel qui les convainque d’arrêter les pertes humaines et les dégâts matériels de part et d’autre. Il faudra donc, hélas, attendre qu’elles arrivent toutes deux à cette même conclusion, ce qui suppose un équilibre des forces en présence et la poursuite des hostilités jusqu’ à ce point de bascule. Les sanctions contre la Russie, à condition qu’elles soient efficaces, devraient théoriquement contribuer à atteindre ce point de bascule, pour peu qu’elles n’aient pas en retour des effets économiques et sociaux pervers dans l’Union européenne. Une fois le cessez-le feu installé il conviendrait de le consolider sous la forme d’une mission d’observation de la paix classique, sous l’égide des Nations Unies. 

En deuxième lieu, il faudrait que les deux parties du conflit en suspens négocient des compromis territoriaux qui satisfassent leurs revendications et aspirations respectives. Au risque de choquer le lecteur, j’avancerais qu’il serait illusoire pour l’Ukraine de vouloir récupérer l’intégralité du territoire dont elle a hérité en 1991 et déraisonnable pour la Russie de vouloir imposer le rattachement par la force à son territoire des zones occupées par son armée. Des concessions seront nécessaires de part et d’autre pour consolider la paix.  Un règlement durable du conflit suppose que les statuts de la Crimée et du Donbass fassent l’objet d’un règlement territorial, comme cela était convenu lors des accords de Minsk (Minsk I en 2014 et Minsk II en 2015). Comme l’a fait justement remarquer Pierre Conesa, lors d’un entretien sur une chaîne de télévision, nous sommes en présence de deux principes fondamentaux et parfois conflictuels du droit international :  la souveraineté des États, d’un côté, et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de l’autre, tous deux contenus implicitement ou explicitement dans la Charte des Nations Unies. Rappelons à cet égard la définition de l’État traditionnellement admise en droit international, à savoir : « une collectivité qui se compose d’un territoire et d’une population soumis à un pouvoir politique organisé » et qui « se caractérise par la souveraineté ». Mais soulignons par ailleurs le concept plus récent d’autodétermination contenu dans la Charte, qui consiste dans : « le respect du principe de l'égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes". 

Les régions contestées, à savoir la Crimée et le Donbass, devraient donc faire l’objet de nouveaux referendums dans les oblasts créés par l’occupant, quant à leur rattachement définitif ou non à la Russie. Non sous la forme de consultations promues par l’occupant, comme cela a été le cas en 2014 pour la Crimée et en 2022 pour les républiques sécessionnistes de Donetsk et de Louhansk, mais sous un contrôle international, sous l’égide des Nations Unies et de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE), afin d’en garantir la régularité. Vouloir à tout prix réinstaller par la force l’Ukraine dans ses frontières de 1991 me semble à la fois irréaliste et propre à prolonger indéfiniment le différend dans les zones où un rattachement à la Russie répondrait aux aspirations profondes des populations concernées. En contrepartie, la Russie devrait s’engager à respecter les frontières qui résulteraient de telles consultations, l’intégrité du territoire ukrainien qui en découlerait et le droit pour l’Ukraine de rejoindre l’Union européenne, y compris son dispositif commun de défense en cours de développement. 

En troisième lieu, il faudrait que la Russie indemnise l’Ukraine pour les destructions dont elle a été l’objet. L’agression manifeste de la Russie, en violation du droit international et des principes contenus dans la Charte des Nations Unies, ne saurait en aucun cas être récompensée par un rattachement pur et simple mais peut être souhaitable à terme de la Crimée et d’une partie du Donbass à l’agresseur. La destruction des villes, des infrastructures de base, du parc industriel et des campagnes doivent faire l’objet d’une indemnisation pleine et entière.  Les modalités d’une telle indemnisation devraient donc faire l’objet de négociations, après avoir fait l’objet d’une évaluation économique et financière. Celle-ci pourrait en partie prendre la forme de livraisons gratuites de gaz et de pétrole sur longue durée, pour peu qu’elles soient compatibles avec les objectifs globaux de réduction de gaz à effets de serre à l’échelle de la planète. L’idée centrale serait que la Russie indemnise l’Ukraine à hauteur des dégâts qu’elle a causés et contribue à sa reconstruction pour effacer les traces de la guerre.

Une fois éteint l’incendie, il conviendrait prévenir toute reprise du feu en s’attaquant aux causes profondes et historiques du différend telles qu’analysées plus haut. Au plan de paix à court terme devrait donc succéder un effort pour resouder l’Europe, à savoir toute l’Europe d’est en ouest, sur des bases pacifiques et solides. 

Le premier volet de cette entreprise devrait consister en la mise en place d’un dispositif de défense alternatif en Europe, qui ne dépende plus de l’OTAN, considérée comme une menace existentielle par la Russie. Ceci exigerait un démantèlement par étapes de l’OTAN, en tant qu’organisation militaire intégrée, et son remplacement progressif par un dispositif de défense militaire intégré de l’Europe qui ne remettrait pas en cause formellement le traité de l’Atlantique nord mais lui ajouterait des réserves quant à l’engagement des États européens sur des théâtres d’opérations extérieures (comme l’Asie en particulier). Cela reviendrait donc à découpler l’Europe des Etats-Unis sous l’angle de sa défense et de sa sécurité, à la dé-vassaliser en quelque sorte, et à s’assurer in fine que notre continent ne soit pas entraîné contre son gré dans une confrontation majeure entre les Etats-Unis et la Chine. L’Alliance atlantique subsisterait cependant, non plus sous la forme d’une organisation militaire intégrée mais sous celle d’un partenariat stratégique entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Cela reviendrait à doter l’Union européenne d’une véritable autonomie stratégique, concept faisant l’objet de doutes et de polémiques, mais absolument nécessaire pour nous affranchir de la tutelle américaine. 

Une telle orientation exigerait cependant la mise en place d’assurances et de mécanismes propres à rassurer les États d’Europe centrale et orientale et les États baltes, de longue date traumatisée par leurs rapports passés avec la Russie.  D’où la nécessité d’une défense intégrée de l’Union européenne qui tirerait parti du dispositif en place de l’OTAN, de ses procédures et de ses modes de fonctionnement, tout en s’affranchissant de la présence et de la tutelle américaines. D’où la nécessité par ailleurs de poursuivre les efforts dans le sens d’une défense commune de l’Union européenne, dont la « boussole stratégique », le développement de nouveaux systèmes d’armes, l’articulation des forces   et le renforcement d’une défense contre les menaces hybrides constituent les premières pierres. Rappelons à cet égard que le traité de Lisbonne sur le fonctionnement de l’Union européenne (2007) a instauré une clause de défense mutuelle en cas d’agression armée (article 42, para.7) ainsi qu’une clause de solidarité en cas d’attaque terroriste ou de catastrophe naturelle (article 222).  La mise en place progressive d’une politique de défense commune date quant à elle du traité de Maastricht (1992), avec notamment la constitution de comités de défense et d’un état-major militaire, la création d’une agence européenne de défense et l’élaboration de plans de mise sur pied opérationnelle de forces d’action rapide. Le Royaume-Uni devrait d’une façon ou d’un autre être associé à ce dispositif, après un Brexit malheureux qui l’a mis à l’écart de la construction européenne, pour peu que cet Etat renonce à jouer les supplétifs de la puissance américaine. 

Le deuxième volet de cette entreprise devrait consister en la consolidation du dispositif de sécurité collective et de règlement des différends régionaux placé sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dont la mission consiste précisément à prévenir les conflits en Europe et à contribuer le cas échéant à leur résolution. La Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) qui lui donna naissance - portée sur les fonts baptismaux par l’URSS avec l’assentiment des pays occidentaux - joua un rôle important dans l’apaisement des relations Est-Ouest du temps de la guerre froide. Née de l’Acte final d’Helsinki, en 1975, on lui doit notamment l’adoption des mesures militaires de confiance et de sécurité (MDCS) entre l’Est et l’Ouest (1975), du traité sur les forces conventionnelles en Europe (1989) et du traité dit Ciel ouvert (1992), avec des résultats cependant plus modestes dans le domaine de la coopération économique, scientifique et technique et dans celui des affaires humanitaires. L’OSCE, née de ce processus en 1994, s’est retrouvée relativement marginalisée dans le contexte de l’après-guerre froide, malgré les espoirs placés en elle lors du Sommet de Paris en 1991 (Charte pour une nouvelle Europe). L’OSCE a prouvé son utilité dans le la prévention et le règlement de certaines crises en Europe tout en étant tenue à l'écart des enjeux majeurs par les principaux acteurs occidentaux (Etats-Unis, OTAN et Union européenne). Elle constitue cependant le cadre naturel d’une reprise souhaitable du dialogue entre l’Ouest et ce nouvel Est, en gestation, autour de la Russie. Rappelons à cet égard les dix principes fondamentaux de l’Acte final d’Helsinki qui devraient plus que jamais régir leurs relations mutuelles, à savoir : l’égalité souveraine, le non-recours à la force, l’inviolabilité des frontières, l’intégrité territoriale, le règlement pacifique des différends, la non-intervention dans les affaires intérieures, le respect des droits de l’homme, le droit des peuples à disposer d’eux -mêmes, la coopération entre États et le respect du droit international. Il faudrait donc remettre sur les rails ce processus en vue du règlement de la guerre en Ukraine, des « conflits gelés » en Europe orientale (Géorgie, Moldavie, Arménie, etc.) et de la prévention de nouveaux affrontements dans l’espace euro-asiatique. 

Le troisième volet de cette entreprise devrait consister en un dialogue constructif et une convergence croissante entre l’Union européenne et l’entité euro-asiatique que la Russie entend constituer sur l’ancien espace soviétique dans la foulée de la Communauté des États indépendants (CEI). Bien que le périmètre et la portée de cette nouvelle entité soit encore en gestation, il apparait clairement que la Russie - même débarrassée de Poutine - ne souhaiterait ni s’intégrer ni même s’associer à l’Union Européenne en tant que telle. Son projet, constant depuis la dissolution de l’URSS en 1991, est de recréer sous son égide une entité politique, économique et militaire dans ce qui lui reste d’espace géopolitique, à savoir l’espace euro-asiatique, à l’est de l’Europe. La liste est longue et changeante des unions et fédérations qu’elle a cherché à mettre sur pied depuis la création de la CEI, en 1991, associant à  des degré variables nombre d’États dans cet espace : accords  menant progressivement à la Communauté économique euro-asiatique (CEEA), remplacée ensuite par l’Union économique euro-asiatique (UEEA), qui a débouché par la suite sur une union douanière et sur une zone de libre-échange, ainsi que sur des institutions calquées sur le modèle de l’Union européenne. Sur cette toile de fond, économique, notons aussi la création en 2002 de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une sorte d’OTAN dans l’espace euro-asiatique, largement dominé par la Russie. 

Le dialogue et la convergence exigent donc un rapprochement et une reconnaissance mutuelle des deux unions : l’Union européenne et l’Union euro-asiatique, afin d’identifier les divergences et les convergences possibles dans le cadre de discussions bilatérales, d’une part, et d’un dialogue constructif au sein de l’OSCE, d’autre part. Cela pourrait déboucher sur des accords de coopération et de libre-échange comme ceux que l’Union européenne entretient avec d’autres zones commerciales dans le monde. Cela conférerait par ailleurs une légitimité à la Russie dans le cadre du leadership qu’elle exerce dans cette partie du monde, répondant ainsi à son besoin de reconnaissance comme pôle d’un monde multipolaire. Ces rapports devraient être placés sous l’égide des dix principes de l’Acte final d’Helsinki, comme souligné plus haut. Le droit souverain des États de l’Europe de l’Est comme de l’Ouest de rejoindre librement et sans contraintes l’une des deux Unions devrait se voir formellement reconnu. Les deux unions, comme les États qu’elles fédèrent, devraient s’abstenir de tout prosélytisme tendant à pousser des États vers l’une ou l’autre union. A cela devrait s’ajouter la convergence souhaitable des États des deux unions vers plus de démocratie et de libertés, en respectant les choix et le rythme de chaque pays et sans intervention dans leurs affaires intérieures. Ce dialogue et cette convergence devraient pousser à la recherche de réponses communes aux espaces ouest européens et euro-asiatiques respectifs, et dans le monde d’une façon plus générale. Et peut-être déboucher plus tard sur « une Europe de Lisbonne à Vladivostok », nouveau pôle d’équilibre et de sagesse dans un monde qui en a grand besoin. Rêvons-en, cela n’est pas interdit !

Ariel Français, Essayiste.


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