La théorie des trois France, que vous présentez dans votre livre "Le nouveau modèle français" (Allary, 2021), tient-elle encore la route après les dernières élections ?
David Djaïz : Ce qui est intéressant avec la sociologie électorale, c’est qu’elle s’apparente à une forme de symptomatologie. 72 % des électeurs inscrits se rendent aux urnes et expriment une préférence politique. Mais, derrière cette statistique, on a, dans cette élection présidentielle, quarante années de transformation économique, sociale et sociopolitique de la nation française. Ces quarante années, nous ne les avons pas encore comprises, parce que nous regardons la France avec des lunettes qui sont celles des Trente Glorieuses.
Nous avons encore l’image d’une France productive, alors qu’elle s’est profondément désindustrialisée ; nous avons encore l’image d’une France rurale, alors qu’elle est profondément métropolisée ; nous avons encore l’image d’une France attachée à ses traditions, alors qu’elle a été fortement percutée et perturbée par la mondialisation ; nous avons encore l’image d’une France homogène, alors qu’elle s’est énormément diversifiée, y compris sur le plan culturel. Ce vote, notamment au premier tour, dévoile de nouvelles lignes de clivage et de faille qui traversent la société française et qui sont le résultat d’un certain nombre de phénomènes qui se produisent depuis quarante ans.
Quels sont ces phénomènes ?
La géographie productive s’est recomposée à l’aune de la désindustrialisation, de la montée en puissance des services et de la mondialisation, avec une surconcentration dans les aires métropolitaines. L’enseignement supérieur s’est démocratisé, avec une prime aux diplômés du supérieur (qui représentent 25 % à 30 % des actifs) et conséquemment une dévalorisation des métiers manuels et des métiers du soin.
Cette dévalorisation est d’autant plus marquée que la nouvelle économie politique permet aux métiers de la tête, c’est-à-dire à ceux qui mobilisent des capacités d’abstraction ou de manipulation de symboles, de démultiplier les rendements, parce que l’informatique et la mondialisation augmentent le champ potentiel des clients pour un consultant, pour un analyste financier, pour un artiste, etc.
Dans le même temps, les métiers de la main – ouvriers, artisans, petits commerçants – ou les métiers du soin – aides-soignantes, infirmières – ne sont pas susceptibles de faire des gains d’échelle. Ces métiers n’ont pas été télétravaillés pendant le confinement parce qu’ils requièrent un engagement physique.
Nous sommes donc dans une France divisée selon deux fractures principales.
La première est la fracture économique : d’un côté, ceux qui n’ont que leur travail pour vivre et qui sont presque à la limite de la ligne de flottaison ; de l’autre, ceux qui ont du patrimoine par les revenus de leur travail ou par héritage, qui leur donne une autonomie économique.
Une seconde ligne de fracture est tout aussi importante, c’est la ligne de fracture culturelle. Elle recoupe ce que je disais tout à l’heure sur la prégnance des diplômés du supérieur. Ils sont souvent des métropolitains et des acteurs de l’économie des services.
Ces deux axes permettent de construire quatre France.
Une France des « autonomes », de ceux qui sont à la fois autonomes sur le plan économique et sur le plan moral, qui peuvent construire leur trajectoire comme ils l’entendent. La vie est pour eux comme un menu de restaurant : vous n’avez plus qu’à choisir.
Un autre groupe social est plutôt contraint à tout point de vue, financièrement à la limite de la ligne de flottaison et absent de la représentation médiatique dominante de la société. Quand on habite à Hayange (Moselle) ou à Flixecourt (Somme), on ne voit pas des gens qui nous ressemblent à la télévision, ni dans les magazines : on est invisibilisé culturellement. On va donc valoriser ce que le sociologue Nicolas Renahy a appelé le « capital d’autochtonie », c’est-à-dire les solidarités, notamment masculines en milieu rural, comme la bande d’amis, la famille, le terroir, la nation, le drapeau.
Ces deux France sont presque le négatif photographique l’une de l’autre : la France des « autonomes » et la France des « autochtones ».
Mais il y a aussi ce que j’ai appelé, faute de mieux, la France de l’entre-deux, parce que c’est une France qui a bénéficié de la massification de l’enseignement supérieur sans forcément en récolter les lauriers économiques. C’est la France des professions créatives (chercheurs, intermittents du spectacle), celle des fonctionnaires territoriaux, des diplômés précaires, etc. C’est aussi la France du secteur public. Une France où il y a souvent un capital culturel supérieur au capital économique. La première France s’est portée aux élections sur Emmanuel Macron, la deuxième sur Marine Le Pen et la troisième sur Jean-Luc Mélenchon.
Et puis il reste un tout petit moignon de France, qui est à la fois très autonome économiquement mais qui valorise énormément la tradition, c’est la France traditionnelle. Cette fois-ci, elle a plutôt voté Éric Zemmour.
Il faut un projet de société pour réconcilier ces France, sinon elles vont continuer à diverger
Comment faire France à travers ces fractures ?
On sort de l’espace de la controverse démocratique pour entrer dans celui des représentations métapolitiques antagonistes :
d’un côté, la France libérale optimiste ;
d’un autre, une France révolutionnaire et très attachée à l’égalité ; et d’un autre encore, une France qui valorise l’identité.
Pour avancer vers la réconciliation, il convient d’abord de ne pas stigmatiser les autres, mais de comprendre ce que chacune de ces France nous dit.
Après la campagne présidentielle, chaque parti a utilisé des termes pour dénigrer les autres : Mélenchon a parlé du bloc néolibéral et du bloc nationaliste voire raciste pour désigner ses adversaires, Macron du bloc d’extrême droite et du bloc d’extrême gauche, Le Pen et Zemmour du bloc islamo-gauchiste et du bloc mondialiste.
En réalité, chaque composante a exprimé des préoccupations qui sont légitimes. Si l’on veut retrouver un projet français, il faut être capable de faire des compromis entre ces trois segments. Il faut un projet de société pour réconcilier ces France, sinon elles vont continuer à diverger. Il faut donc un projet qui soit tout entier tourné vers la réconciliation, vers la résorption des fractures mais, pour cela, il faut qu’il y ait du contenu éthique et politique, et un contenu fort.
Pour ma part, je suis convaincu que faire de la France une grande nation écologique est un projet qui remplit ce cahier des charges. Un des principaux problèmes dans nos démocraties, c’est que nous n’avons plus l’oreille absolue en matière de préoccupation morale.
Dans un livre non traduit en français "The Righteous Mind", le psychologue américain Jonathan Haidt affirme que, dans nos sociétés, il existe cinq grands piliers de la morale collective : le premier est l’empathie, le deuxième est l’équité et la redistribution, le troisième est l’autorité, le quatrième est l’identité, la loyauté au groupe, et le cinquième est le sacré.
Le problème est que, comme en musique, on n’entend pas toute la tessiture. Il existe deux grandes familles de tempéraments moraux dans la société : ce qu’il appelle le tempérament progressiste, qui entend bien les deux premières octaves (empathie, redistribution), et ce qu’il appelle le tempérament conservateur, qui entend de manière très assourdie ces octaves, mais beaucoup mieux les trois autres (autorité, identité, sacré).
Dans une société où l’on n’a pas compris cela, aucune conversation n’est possible. C’est encore aggravé par l’espace informationnel qui crée des bulles de filtres, des tribus.
Toute la tâche d’un politique, dans ce contexte de fragmentation, n’est pas de jeter de l’huile sur le feu pour tirer profit ou se faire une rente mais, au contraire, de trouver les voies et les moyens de permettre à chacun au moins de comprendre, à défaut d’entendre, toute la tessiture morale qui existe dans la société et de construire des politiques publiques qui soient des politiques de réconciliation, ce que j’avais appelé, dans mon premier livre sur la guerre civile, des politiques d’« amitié civile ».
Or, il existe dans notre histoire de France une grande école de la sagesse politique et de la réconciliation qui va de Michel de L’Hospital au général de Gaulle, en passant par le solidarisme républicain (Léon Bourgeois, Célestin Bouglé), une école soucieuse de la réconciliation parce que notre pays est toujours sur la brèche de la guerre civile.
Vous avez dit qu’un des axes d’unité pourrait être la question écologique, ce qui résonne assez bien avec l’idée de réconciliation puisque l’écologie est la science des interdépendances.
Je commencerai par dire que l’écologie n’est pas spontanément un vecteur d’unité. Quand on voit aujourd’hui les effets des politiques écologiques, c’est même le contraire.
La fiscalité sur le carbone, par exemple, par son caractère antiredistributif, frappe durement le portefeuille des familles modestes, en particulier dans les zones périurbaines où l’on est très dépendant de la voiture.
Elle frappe des secteurs d’activité (le transport routier, les mines de charbon en Pologne, etc.) qui emploient beaucoup d’ouvriers et de gens modestes. Elle se caractérise aujourd’hui, en tout cas dans son expression dominante, par des modes de vie urbains (les pistes cyclables dans les grandes métropoles) qui ne sont pas transposables tels quels sur d’autres types de territoires. Elle est donc très socialement située.
Comment faire de la France une nation leader en matière de transition écologique ?
Si l’écologie est bien la science des interdépendances, il faut se demander à quelles conditions on peut en faire un projet réconciliateur.
La première des choses à faire est de remarquer la parenté étroite qui existe entre la science de la société vue par les solidaristes, c’est-à-dire l’idée que nous sommes tous interdépendants et que nous devons construire des institutions de justice sociale à même de tirer le meilleur profit de cette interdépendance, et l’écologie comme science des interdépendances à l’intérieur du vivant, que ce vivant soit humain ou non humain. Nous sommes dans un monde paradoxal parce que nous sommes pris dans un processus irréversible de dégradation de notre habitat terrestre, de réchauffement climatique et de détérioration de nos conditions de vie et parce que, en même temps, nous sommes dans un monde qui est politiquement extrêmement fragmenté.
Nous sommes à l’heure de l’histoire planétaire – je parle d’histoire planétaire par référence à l’histoire universelle de Raymond Aron – mais les sujets de cette histoire restent encore assez largement les États.
Ce sont les États qui ont la capacité de passer des accords pour contrer le réchauffement climatique. Ce sont eux aussi qui se font la guerre. Nous sommes donc condamnés à vivre dans un monde instable où l’histoire est planétaire mais où les sujets agissants de cette histoire demeurent locaux et nationaux.
L’enjeu pour un pays comme la France est donc la réconciliation à l’aune de ce projet matriciel qu’est la transition écologique. Il faut l’envisager sans naïveté dans un monde où les États se livrent une compétition acharnée. Le projet devrait donc être formulé en ces termes : comment faire de la France une nation "leader" en matière de transition écologique ?
Cela suppose de "définir un art de gouverner".
Il n’existe pas un seul art de gouverner dans le ciel des idées. Chaque pratique de gouvernement répond à un problème public. La constitution d’un appareil d’État minimal dès la fin du Moyen Âge répond à la fragmentation féodale et aux guerres extérieures. C’est dans cette ligne que la souveraineté comme premier art de gouverner de la modernité s’est constituée. Au XVIIIe siècle apparaît ce que Michel Foucault appelle la « gouvernementalité ».
C’est à ce moment-là que l’individu fait son apparition dans le contrat social. La gouvernementalité est cette technologie de gouvernement qui consiste à aménager au mieux la vie des individus. Ce fut une technologie de gouvernement remarquablement puissante puisqu’elle est encore aujourd’hui l’alpha et l’oméga de la gouvernance publique, comme on l’a vu notamment pendant la pandémie.Nous avons désormais affaire à un défi différent, face auquel la souveraineté et la gouvernementalité ne suffisent plus.
Nous avons vingt à trente ans pour imprimer une bifurcation fondamentale dans notre société, notre économie, nos infrastructures, nos modes de vies, d’action et de pensée. Il y a donc un sentiment d’urgence. En même temps, ces changements nécessitent une très forte coordination dans l’espace et dans le temps – c’est-à-dire la planification : il faut pouvoir coordonner toutes les échelles, du local au global.
Il nous faut donc construire un art de gouverner, ajusté à la condition écologique, qui articule urgence, coordination spatiale et temporelle et préservation de la démocratie. Comme nous sommes dans un monde de compétition industrielle, il est nécessaire de développer des politiques industrielles.
On voit bien là que les méthodes classiques pour faire de l’écologie – soit celles qui reposent entièrement sur la confiance dans le marché (par le système des prix et d’échange de quotas), soit celles qui reposent sur la contrainte réglementaire – ne sont pas optimales, parce qu’elles ne permettent pas de traiter le problème dans les temps.Cet art de gouverner, c’est ce que j’appelle un « gouvernement des transitions ».
Ce n’est pas la démocratie politique qui va décider toute seule, mais "une démocratie politique, économique et sociale" que j’appelle une « démocratie des parties prenantes ».
Pour gérer le problème de l’eau dans un territoire rural, ce ne sont pas simplement les élus qui siègent au conseil d’administration de l’agence de l’eau qui doivent décider, mais aussi les agriculteurs, les habitants, tous les usagers qui participent à la gouvernance de ce bien commun qu’est l’eau.
Cet exemple très local peut être décliné dans plein d’autres secteurs et à toutes les échelles.L’ampleur des changements à conduire est telle qu’il faut que tout le monde soit impliqué
Le projet écologique va avoir pour boussole la conversion énergétique. Dans un monde dominé par les énergies carbonées, les flux de marchandises, les relations entre les individus, l’urbanisme et la logistique n’ont pas la même tête que dans un monde où les énergies sont des énergies renouvelables, moins facilement pilotables, où l’on est également dans la sobriété.
Faire la conversion énergétique, ce n’est pas simplement substituer une énergie à une autre, ou substituer de la sobriété à une énergie, c’est changer complètement notre infrastructure économique et sociale.
Le projet de réindustrialisation doit être construit autour de cette transition énergétique. C’est un projet mobilisateur parce qu’il est créateur d’emplois, et d’emplois de qualité, d’emplois disséminés sur tout le territoire. Il est donc à même de réparer une partie des fractures que j’évoquais tout à l’heure. C’est aussi la possibilité de remettre en valeur les métiers manuels, parce qu’on va avoir besoin d’artisans pour faire la rénovation thermique des bâtiments, de soudeurs et d’électromécaniciens pour fabriquer les coques des réacteurs nucléaires, de toutes sortes de compétences et de savoir-faire industriels qui ont été écrasés ces trente ou quarante dernières années.
C’est vraiment un projet mobilisateur, mais il faut avoir politiquement la capacité de le présenter comme tel et de se donner les moyens de le mettre en œuvre ainsi.
Une expérience comme celle de la Convention citoyenne pour le climat (CCC) est-elle à vos yeux une expérience intéressante ?
D. Djaïz : La démocratie politique ne peut plus fonctionner de manière solitaire. L’épure classique, telle qu’elle a été inventée au XVIIIe siècle, est la démocratie délégative : les citoyens élisent des représentants qui prennent en charge les affaires de la cité.
Désormais, l’ampleur des changements à conduire est telle qu’il faut que tout le monde soit impliqué. C’est la raison pour laquelle je parle de démocratie « implicative ».
Il ne s’agit pas simplement de consultations où les citoyens seraient amenés à donner leur avis, mais vraiment d’un « faire ensemble ». On a besoin de tous les corps intermédiaires (syndicats, organisations patronales, associations, organisations non gouvernementales, Églises), toutes ces instances qui représentent des courants de pensée et d’action. Il nous faut complètement changer l’architecture de notre démocratie.
Certains travaux, comme ceux d’Elinor Olström sur les biens communs, sont intéressants de ce point de vue : pour elle, la clé pour la bonne administration d’un bien commun est l’arrangement institutionnel ; il n’est pas donné d’avance, mais doit être adapté au problème et à l’échelle géographique à laquelle il se pose.
La Convention citoyenne pour le climat (CCC) a été une expérimentation très intéressante de ce point de vue, car elle s’inscrit dans le cadre des théories de la démocratie délibérative telle que Jürgen Habermas ou James Fishkin l’avaient décrite : sélectionner un minipublic de gens tirés au sort qui soient le plus représentatifs possible de la diversité de la société française et les amener à réfléchir de bonne foi sur un problème.
Qu’est-ce qui a péché dans le fonctionnement de cette Convention ?
Premièrement, cette innovation n’avait pas été suffisamment pensée en référence au système démocratique global. Il y a donc eu un défaut d’articulation avec le Parlement, qui s’est traduit par des incompréhensions et des malentendus.
Deuxièmement, faire délibérer cent cinquante citoyens sur un sujet aussi vaste que la réduction des gaz à effets de serre à horizon 2030, c’est une expérience très positive pour ces cent cinquante citoyens et pour l’écho médiatique qui en a résulté, mais cela ne suffit pas à transformer en profondeur le pays et sa culture démocratique.
Il faut déployer ce système à l’échelle locale, favoriser une prise de décision autour des politiques d’intérêt local (autour de la forêt, de l’eau, de l’urbanisme, de l’aménagement, de l’école, de la santé, des services publics, des commerces de proximité… de tout ce qui relève du local) et faire en sorte que tout citoyen puisse être mobilisé de temps à autre sur ce genre d’exercice, qui est un exercice de liberté démocratique parce que les citoyens sont vraiment partie prenante de la décision.
C’est aussi un exercice de responsabilité. Nous sommes malheureusement dans une société où se perd le sens de la responsabilité. Or, ce que nous enseignaient déjà les solidaristes, c’est qu’il n’est pas de liberté sans responsabilité.Il faut donc que l’on ait des dirigeants intimement convaincus des vertus de l’intelligence collective
Nous vivons donc un moment analogue à la construction de l’État social, en Europe, au XXe siècle. Cette bifurcation ne sera pas gratuite, car elle implique un partage des coûts et donc une prise de responsabilité des différents acteurs dans la société.
C’est ce que l’on a fait avec la démocratie sociale, avec toutes ses constructions qui ont été parfois arrachées au prix de luttes sociales. C’est ce que nous devons apprendre à faire, en tâtonnant, de manière expérimentale, parce que le gouvernement de la transition est aussi un gouvernement d’apprentissage continu.
Ce n’est pas un gouvernement piloté par un État omniscient, mais un gouvernement d’apprentissage continu et de réajustement en permanence des responsabilités et du partage des coûts.
Si nous voulons, par exemple, relocaliser entièrement notre production énergétique et si nous voulons avoir une agriculture complètement régénératrice, c’est une illusion de penser que nous paierons l’énergie et l’alimentation au prix où nous l’avons payée dans les années 1960.
Pour autant, faut-il faire porter la charge de ce surcoût par le seul consommateur, en particulier le plus modeste ? Non. Si l’on veut éviter cet effet de report sur le consommateur final, il faut que nous construisions un système de partage des surcoûts et de prise de responsabilité qui implique tous les acteurs de la chaîne.
Mais comment aller vers des choses plus concrètes, plus opératoires ?
D. Djaïz :Je vous disais tout à l’heure qu’un des enjeux était de compléter la démocratie politique par la démocratie économique et sociale. Il faut donc que les acteurs de la société et de l’économie puissent participer à la décision. Il existe bien une institution, malheureusement sous-utilisée, le Conseil économique social et environnemental (Cese).
Le Cese est sous-utilisé parce qu’il est une sorte de satellite dans le paysage institutionnel français.
Je propose de refonder complètement cette institution et d’en faire une « chambre de l’avenir », de sorte que les représentants des mondes économiques et socioprofessionnels puissent avoir leur mot à dire sur les grandes stratégies de transition (agricole, énergétique, démographique).
Ils doivent avoir leur mot à dire et pas simplement émettre un avis consultatif, comme c’est le cas aujourd’hui. Ils doivent être à même de déterminer des trajectoires d’investissement public, de cadre institutionnel, d’écosystème d’incitations qui permettent vraiment d’organiser la bifurcation, dans le dialogue et la concertation. Je pense qu’il faut aussi redonner du lustre à la démocratie parlementaire, ce qui suppose de décorréler davantage le temps présidentiel du temps parlementaire. Je suis favorable au retour du septennat.
Je suis aussi favorable à la proportionnelle à l’assemblée pour favoriser, comme en Allemagne ou en Scandinavie, les contrats de coalition. Toute mon architecture institutionnelle est en fait à l’aune de ces politiques de réconciliation ou d’amitié civique.
Mais le changement des institutions ne suffira pas. Ce qui compte, c’est la pratique.
Il faut donc que l’on ait, à toutes les échelles de commandement de la société et dans tous les milieux économiques et politiques, des dirigeants qui soient intimement convaincus des vertus de l’intelligence collective et intimement pénétrés du fait que nous avons besoin de réparer et de réconcilier pour aborder l’avenir. Là est peut-être le cœur de mon livre paru à l’automne, qui n’a pas forcément été vu par les commentateurs.
Parce qu’il y eu des gens comme Pierre Mendès France, Jean Monnet ou Charles de Gaulle qui, malgré leurs divergences idéologiques fortes, étaient animés par cette passion de la réconciliation, nous avons pu remettre sur pied un modèle social, malgré les déchirures du tissu français qui étaient au moins aussi fortes que celles qui prévalent aujourd’hui.
Au niveau des territoires, comment voyez-vous l’articulation de ces différents niveaux ?
Il faut que l’on passe d’une approche strictement descendante de la décentralisation vers une approche plutôt ascendante et coopérative.
Aujourd’hui, vous avez un système où l’État, qui disposait de nombreuses compétences, les a petit à petit déléguées à des strates administratives qui, en plus, sont souvent en concurrence : concurrence verticale, c’est-à-dire qu’à l’échelle d’un même territoire plusieurs niveaux de collectivité publique sont en concurrence, et concurrence horizontale, c’est-à-dire que des collectivités publiques dans différents territoires sont en concurrence les unes avec les autres pour l’accès aux ressources, par exemple dans les fameux « appels à projet ».
Il faut sortir de cette stratégie mortifère, qui est un jeu à somme nulle, pour promouvoir une stratégie où ce qui compte est d’abord le projet de territoire et les coopérations qu’on va pouvoir construire sur la base de ce projet de territoire.
Cela veut dire que les habitants d’un bassin de vie ou d’une région doivent être capables de délibérer collectivement de ce qui fait la raison d’être de leur territoire, de ce qui représente son intérêt. C’est sur la base de cette délibération (sur les attachements matériels, sur ce qu’on est prêt à laisser, sur ce qu’au contraire on est prêt à développer, sur la manière dont on s’inscrit dans un écosystème d’interdépendances plus vastes) qu’ensuite on construit l’écosystème institutionnel et les réciprocités.
Aujourd’hui, on fait l’inverse : on a d’abord fait du mécano administratif, qui est figé parfois de manière arbitraire par des périmètres de compétences et des périmètres géographiques. Il faut sortir de l’obsession du périmètre et inverser la charge de la preuve, c’est-à-dire qu’il faut commencer par définir ce que nous sommes, ce que nous voulons être.
Que nous soyons Bretons ou Auvergnats, que sommes-nous par rapport aux Français et par rapport aux Européens ?
Ce n’est que sur la base de ce travail délibératif, qui doit être conduit à la fois par les habitants et les parties prenantes, qu’on peut construire des contrats de coopération entre collectivités publiques, mais aussi avec le secteur privé ou le monde associatif, pour mettre en œuvre des politiques.
Cela suppose donc à la fois une évolution réglementaire et une évolution culturelle très profonde. On n’est plus dans une logique où l’on attribue des périmètres géographiques à des entités administratives et des périmètres administratifs à ces mêmes entités politiques : au contraire, cela donne une grande souplesse aux acteurs pour construire une politique d’intérêt général qui soit le plus en harmonie et en articulation avec les autres niveaux.
Si l’on donne totalement la main aux acteurs locaux, le risque est qu’ils construisent des politiques autarciques, c’est-à-dire non coopératives.
Pour rééquilibrer, il faut qu’il y ait cette « épée de Damoclès » qui est l’exigence de coopération et d’articulation avec les autres échelles.
On peut alors laisser les acteurs construire une politique de territoire pragmatique. Cela évitera les doublons, les malentendus, les conflits de compétences et les compétitions auxquelles on assiste aujourd’hui.
Propos recueillis par François EUVÉ.
Juillet 2022