De l'urgence de déverrouiller le débat avec le monde médical et politique, et d'y inviter les citoyens

Annie Levy-Mozziconacci est présidente d' "Innovons pour Marseille". Elle est aussi médecin hospitalo-universitaire à l’APHM, membre cofondateur du collectif NordCovid-Marseille, et co fondatrice de I-DIALOGOS. 

Actualité de la tribune - publiée dans le quotidien Libération le 14 octobre 2020 - avec Évelyne Mesclier, géographe, chercheure à l’IRD-Unité mixte de recherche Prodig et Pascale Metzger, géographe et sociologue, chercheure à l’IRD-Prodig.

Depuis mars 2020, la gestion de la crise sanitaire a  essentiellement reposé sur les gouvernements centraux, forces de l'ordre, médecins, épidémiologistes et économistes. Les sciences sociales sont appelées à s'exprimer seulement pour commenter les conséquences de la situation : effets psychologiques du confinement, acceptabilité des mesures, irruption déstabilisante de nouveaux objets dans le monde. Il s'agit certes d'une tâche nécessaire. Mais on en oublie presque totalement d'utiliser les connaissances que ces sciences ont élaborées sur les risques, les crises et leur gestion. 

La lecture épidémio-administrative de la crise, basée sur des chiffres de létalité, morbidité, contagiosité et nombre de lits disponibles, disqualifie toute autre lecture, renvoyant la moindre discussion à l’ignorance, à l’irrationalité, voire à l’incivilité. 

Mais à se focaliser sur le virus, cet inconnu, on en oublie le connu sur lequel on a prise, c’est-à-dire la connaissance du monde social. Or, ce qui fait crise, ce n’est pas le virus tout seul, c’est le virus qui entre en résonance avec la société. On a ainsi négligé les apports des sciences sociales dans la compréhension de la diffusion du virus à l’échelle planétaire. Les explications se sont centrées sur l’influence du climat ou du relief, quitte à ne pas s’embarrasser de contradictions flagrantes – la chaleur favorisant le virus en Amazonie mais le freinant en Afrique – ou à diffuser des hypothèses hasardeuses, comme sur le rôle de l’altitude. 

On a peu écouté les géographes qui ont rapidement noté la ressemblance de la diffusion du virus avec les formes contemporaines de la mondialisation, en lien avec des logiques simples : les lieux de brassage des populations que sont les grands aéroports internationaux, les agglomérations tentaculaires, les corridors de circulation et les zones de trafics divers ont une probabilité accrue d’être des lieux à risque avant même les premières mesures de contention. Or ces lieux ne sont pas distribués de façon homogène : si la mondialisation est partout, elle se présente sous des formes très diverses. 

Du fonctionnement de la société   

Au moment d’analyser la vulnérabilité des populations, on oublie que celle-ci n’est pas seulement une caractéristique inscrite, d’un côté dans des individus biologiques, leur âge et état de santé, et, de l’autre dans le système de soins. Elle se construit aussi du fait des spécialisations et des ségrégations de l’espace qui obligent à de longs déplacements quotidiens dans des conditions parfois précaires. Les pauvres et les personnes âgées ne sont pas assignés partout aux mêmes lieux, la prise de parole, qui permet d’alerter, n’est pas partout possible. Les formes spatiales et sociales de la propagation du virus sont sans aucun doute modelées par l’organisation territoriale et le fonctionnement de la société. 

Il s’agit donc d’aller au-delà de l’interprétation biologique à la fois du virus et de la société. Car on ne peut pas gérer la crise en se basant sur des connaissances partielles. Il faut prendre en compte un éventail plus large d’éléments permettant de comprendre la pandémie, afin d’anticiper ses évolutions, et une gamme plus ample de ressources, afin de la freiner. Il faut mobiliser, au sens fort du terme, d’autres objets du monde social, comme les logements, les emplois, les systèmes de transports, les espaces publics, les institutions, les ONG, les organisations sociales… 

Au Nord comme au Sud, les sociétés ont pris des initiatives, de façon certes parfois limitée et localisée, mais avec une certaine efficacité. Ainsi, au Pérou, des organisations paysannes et amazoniennes ont contrôlé l’accès à leurs territoires pour ralentir la contagion ; l’Eglise catholique a organisé des collectes pour produire de l’oxygène ; des collectifs locaux se sont formés pour pallier les insuffisances des administrations. 

Mise en place d’un circuit court de prise en charge

Dans les quartiers Nord de Marseille, un collectif, Norcovid, composé de médecins de ville et hospitaliers, de militants associatifs, a proposé une réorganisation de l'espace et mis en place un «circuit court» de prise en charge globale à la fois sanitaire et sociale, appuyé par l'ONG Médecins sans frontières (MSF). Ce dispositif a intégré la prise en charge des populations très éloignées des parcours de soins, comme les migrants vivant dans des squats, grâce à la connaissance du terrain apportée par le monde associatif et à l'expertise de crise développée par MSF. 

Ces initiatives méritent d'être décryptées par les sciences sociales, pour que les pouvoirs publics prennent réellement en compte le territoire et la population. La gestion des risques et des crises met forcément en jeu des intérêts contradictoires qui ne sont pas exposés clairement, ni débattus. Peut-être est-ce pour cela que lorsque sociologues et géographes ont souligné, au Pérou, que le virus semblait suivre la route des travailleurs de l'agroexportation, déplacés sans précaution particulière en bus ou camions vers les lieux des récoltes, les médias importants n'en ont pas parlé. 

En France, dit-on que les universités ont fait leur rentrée dans un chaos absolu, après des années de «modernisation» qui ont réduit le personnel et les locaux au strict minimum, sapant ainsi la possibilité d'imaginer et de mettre en place des dispositifs adaptés ? 

Le mal logement quant à lui a parfois été évoqué, mais beaucoup moins les raisons de son importance dans des pays développés ou émergents. La crise se nourrit de tous les dysfonctionnements sociaux, politiques, économiques et territoriaux, qui étaient déjà là. Elle n’était pas imprévisible, elle s’est construite sur le temps long. Elle ne révèle rien : la dégradation des systèmes de santé, la vulnérabilité du système économique mondialisé, l’injonction à la mobilité, la montée des inégalités sociales, territoriales, de la pauvreté et de la précarité, et leurs conséquences sur les situations de crise étaient déjà connus des sciences sociales. 

La marginalisation de ces sciences dans l’explication et la gestion de la pandémie reprend une tendance lourde. Conséquence de cette myopie, le formatage du problème posé par la crise sanitaire, aboutit au fameux «on n’a pas le choix» qui accompagne les mesures autoritaires. 

Les modalités de gestion de cette crise sont ainsi, en France, comme ailleurs, une véritable mise à l’épreuve de la démocratie, qui tendrait alors  à être placée entre parenthèses.

Il semble urgent de déverrouiller le débat et d’inviter autour de la table non seulement le monde médical et politique, mais aussi les citoyens, et les sciences sociales, grandes oubliées de la compréhension et de la gestion de la crise.

https://www.liberation.fr/debats/2020/10/14/les-sciences-sociales-a-l-ecart-de-la-gestion-de-crise-sanitaire_1802237/ 

Au sujet de la Démocratie => publication de Jean-Paul Jouary