Entretien de Jean-Claude MAIRAL, CoPrésident de I-Dialogos, avec HERVE BRUSINI, journaliste, président du prix Albert Londres
Journaliste à la brillante carrière à France Télévisions, Hervé Brusini a dirigé le service des informations générales de l'ancienne Antenne 2, puis il a été directeur délégué à l’information de France 3 (2004-2008), présentateur (2007 à 2008) et ensuite rédacteur en chef de l'émission d'investigation Pièces à conviction, maintenant représentée par Élise Lucet sur France 3, de septembre 2008 à 2011, il a été rédacteur en chef du journal de 20 heures de France 2, en juin 2009, il a été nommé par Patrick de Carolis au comité de la diversité de France Télévisions, en 2012, il a dirigé FranceTV.info, le site d'information du groupe France Télévisions Il a été colauréat, avec Dominique Tierce en 1991 du prix Albert-Londres dans la catégorie « Grand Reporter de l'audiovisuel » pour un reportage sur l'affaire Farewell diffusé sur France 2. Il a reçu en 2003, le "prix de la meilleure émission d’information de l’année" lors des Lauriers du Sénat pour son enquête "Les Frégates de Taiwan, Un scandale à 5 milliards de francs…" En 2005, le Festival International du Grand Reportage d'Actualité (FIGRA) lui a décerné le "prix de la meilleure investigation" pour Patrice Alègre, l’enquête scandaleuse. Il reçoit aussi le prix Dauphine-Henri Tézenas du Montcel pour son travail sur le 11 septembre pour "6 000 morts, autopsie d’un crime". Il est également professeur associé à l'Institut d'études politiques de Paris. Hervé Brusini quitte France Télévisions en 2019. En 2020, il est élu président du célèbre prix Albert-Londres
Albert Londres
Les situations de crise que nous connaissons ont fait émerger une figure nouvelle, celle des grands reporters au féminin.
Jean Claude Mairal (pour I-dialogos) : Hervé Brusini, vous êtes journaliste avec de nombreux reportages et enquêtes qui ont été salués par la presse française et étrangère, et dont certains ont été primés dont le fameux prix Albert Londres en 1991. Vous avez exercé des responsabilités importantes à France Télévisions. Et maintenant vous présidez le Prix Albert Londres. Avec près de 40 ans de journalisme et de responsabilités dans le service public de la télévision, vous êtes bien placés pour évaluer l’évolution de la profession en France. Que pouvez-vous, nous dire sur ces évolutions ? Certain parlant de régression !
Hervé Brusini : C’est une vaste question qui soulève de multiples réalités. La profession ne part pas de rien. Elle a une longue histoire. Certes il est vrai qu’elle ne se porte pas bien. Nombre de jeunes journalistes connaissent des difficultés et abandonnent la profession au bout de 2 à 3 ans. Certes l’indépendance journalistique est un combat de tous les instants. Mais il faut sortir d’une vision purement négative et noire du métier. Il y a des raisons de croire au journalisme vivant, pas à ses obsèques.
Regardons ce qui se passe dans le service public, tant à la télévision, qu’à la radio et dans la presse écrite, avec les émissions d’investigation, la collaboration internationale entre journalistes et organes de presse de nombreux pays. Ce sont des enquêtes de haut niveau qui ne se faisaient pas il y a 20 ans. De ce point de vue, le service public fait un travail remarquable. On peut même ajouter qu’il y a un souffle nouveau dans le grand reportage.
Les situations de crise que nous connaissons ont fait émerger une figure nouvelle, celle des grands reporters au féminin. Il suffit de les suivre sur le terrain des grands conflits : Afghanistan, Ukraine, Liban, Région des grands Lacs, etc, pour constater le courage et le professionnalisme qui est le leur. Ce sont les « Albert Londres » d’aujourd’hui. Elles sont très loin du virilisme ambiant. Elle ne copie pas les codes des hommes, elles sont enthousiasmantes. Le public ne s’y trompe pas qui est très sensible à leur engagement.
I-Dialogos : Notre ami Richard Werly, journaliste suisse qui a participé à notre invitation au colloque de Montréal sur l'éducation aux médias en 2023 indiquait qu’il y avait trois problèmes chez des jeunes journalistes : l’absence de mémoire et pas de profondeur historique. De ce fait ils surfent sur l'actualité sans avoir de recul historique, ce qui les empêche de traiter pleinement une information. Et qu’il y a une fascination pour l'anecdote qui en arrive à être plus importante que le fait lui-même. Que pensez-vous de ce constat vis-à-vis des jeunes journalistes ?
Hervé Brusini : L’Histoire est un enjeu capital dans la marche d’un pays. Il est à noter que pour les hommes de pouvoir, c’est souvent un élément fondamental dans leur conception de la politique et pour certains d’entre eux avec une vision erronée de l’Histoire.
Certes, sur la dimension et l’approche historique des médias, l’analyse reste à faire, mais il faut reconnaître que l’absence de mémoire et de profondeur historique n’est pas propre aux jeunes journalistes, c’est l’ensemble de la corporation qui ignore en grande partie comment notre métier, à savoir l’art et la manière d’écrire l’information par des mots comme par des images s’est peu à peu structuré.
Cet état de fait est particulièrement dommageable surtout lorsqu’il faut faire face à l’ère du numérique, et encore plus à l’IA.
Aujourd’hui, c’est le logiciel qui fait de l’histoire, en rassemblant une multitude d’articles et de vidéos. C’est lui qui est capable d’extraire, et réutiliser nos techniques, bref d’automatiser le journalisme. Mais ce n’est pas qu’un problème de journalistes. L’éducation à l’info doit irriguer tous les secteurs éducatifs, la géo, l’histoire, les langues...
Pour en revenir au reportage comme à l’enquête, on peut aussi se féliciter du formidable travail d’une chaîne de service public comme ARTE. Quant à la question de l’anecdote, il faut certes la distinguer des faits, mais il faut prendre garde à ne pas les opposer. Une anecdote peut servir à illustrer un fait et susciter l’intérêt du public, sans altérer la réalité du fait.
Le journalisme, ce n’est pas que l’adition de faits, c’est aussi et surtout un récit d’humanité qui vise le sensible et l’intelligence de l’être humain.
I-Dialogos : Ensuite Richard Werly a fait une comparaison avec la Suisse concernant les médias. En France, pour lui qui a été pendant longtemps correspondant du Temps à Paris, les médias et les journalistes sont parisiens avec une vision parisienne, alors qu’en Suisse ce sont les médias locaux qui font l'information. Il se réjouissait que dans son pays il n’y ait pas de chaine d'information en continue. Partagez-vous ce constat ou y apportez-vous des nuances ?
Hervé Brusini: La Suisse a une tradition culturelle différente de la France. A la différence de notre pays, dont les grands organes de presse nationaux sont concentrés dans la capitale, Paris, la Suisse a ses grands médias, répartis sur tous ses territoires, les cantons.
I-Dialogos : Le traitement médiatique de l’actualité, et pas seulement récente, a mis en évidence les limites et les dangers de considérations stéréotypées qui privilégient l’émotion, les faits divers et le court terme, sans véritable dialogue, sans écoute des populations et acteurs concernés, ni prise en compte de la diversité des situations, notamment au plan international. Cela ne concerne pas le journalisme et l’éthique que prône le Prix Albert Londres.
Hervé Brusini : L’émotion est un élément constitutif de la nature humaine. Le journaliste ne peut faire fi de ce sentiment. Un reportage sur tel ou tel événement générant de l’émotion, ne peut que s’en faire l’écho, la faire partager, tout en veillant à ce que celle-ci ne submerge pas les individus dans une tension extrême et radicale et que l’intelligence prenne le relais.
Quant aux faits divers, ils sont souvent, pour certains d’entre eux, l’expression de l’état de la société, qui actuellement ne se porte pas bien et engendre peur et angoisse. Ainsi les affaires Bétharram et Pélicot qui paraissent relever de la catégorie des faits divers, ont une dimension et une puissance sociétale tellement forte, qu’elles deviennent des faits de société et politiques incontournables et donc objet journalistique, à la une de la presse.
Le fait n’est donc plus un fait divers, où il y a un avant et un après. Il devient fait de société, où c’est la répétition d’actions criminelles qui fait problème. Il s’agit alors de tout faire pour mettre fin à la sinistre répétition que les statistiques enregistrent chaque jour par exemple sur le féminicide ou les violences sexuelles. C’est pourquoi le journaliste se doit de parler, d’enquêter sur ces faits, d’en exposer les grandes problématiques auxquelles on veut, on doit apporter des solutions.
Le journaliste se doit d’éclairer, de faire réfléchir. Il faut donc se méfier quand on parle de fait divers en voulant les balayer d’un revers de main ces histoires toujours épouvantables. Ils sont le miroir d’une société. C’est l’exploitation du sordide pour le sordide, qui est à bannir et qui n’a pas sa place dans un journalisme, digne de ce nom.
I-Dialogos : L’arrivée des nouveaux médias bouleverse le paysage. L’abolition des frontières occasionnée par les nouvelles technologies de la communication a généré une forme de concurrence déloyale. Le journaliste, jadis seul maître à bord, n’a plus le monopole de l'information. Des acteurs originaux, simples citoyens, sans relation avec la presse et sans formation préalable, s’invitent dans sa profession. Comment veiller à la sauvegarde de la crédibilité journalistique dans notre époque « post vérité ». Est-ce que cette nouvelle donne ne rebat-elle pas les cartes du débat public et nécessite une évolution du rapport à la parole citoyenne ?
Hervé Brusini : Certes, l’IA, les réseaux sociaux bouleversent le paysage médiatique. Faut-il s’en inquiéter, peut-être, mais il faut surtout apprendre à la jeunesse à maitriser ces nouveaux outils, à leur apprendre à produire des contenus, à les utiliser avec une intention positive.
Ces nouveaux outils peuvent être pour celles et ceux qui les utilisent, de formidables vecteurs d’informations, voire de protection, face aux événements qui les frappent.
Solène Chalvon, jeune journaliste et grand reporter qui a réalisé des reportages sur la situation des populations sous le régime Taliban, a en 2024, montré dans un reportage sur la jeunesse et les femmes en Iran comment l’IA et les réseaux sociaux leur permettent de ne pas être invisibilisées, de faire circuler les informations et de continuer leur combat pour leurs droits et la démocratie.
Sans ces nouveaux outils, le monde ne connaîtrait pas, ce qui se passe dans leur pays. En ce qui concerne les journalistes, c’est à eux d’aller à la rencontre de leur public, à s’expliquer sur ce qu’ils font et comment ils procèdent.
La force du journaliste, c’est d’aller comme le faisait Albert Londres, sur le terrain, à la rencontre des populations, puis de raconter, exposer comment il s’y prend sur le terrain, comment il conduit son enquête.
I-Dialogos : I-Dialogos se préoccupe des territoires ultramarins. Suivant régulièrement les différents journaux des Outre-mer de France Télévisions, je me réjouis que le service public consacre sur France Info, des émissions sur ces territoires, que France Télévisions est créé 3 importants festivals de films documentaires, l’un en Océanie, l’autre en Guyane Caraïbe et l’autre dans l’Océan indien, Mais nous devrions aller plus loin. Car il y a une profonde méconnaissance chez les citoyens, les élus et les acteurs économiques de l'hexagone, de la réalité des territoires ultra-marins et de leurs populations. Trop souvent les Outre-mer se résument à ce qu'en disent les médias, à savoir d'une part les catastrophes naturelles et les grèves et d'autre part des lieux touristiques paradisiaques. Alors que ces territoires possèdent une richesse humaine, une diversité culturelle, une créativité et des potentialités économiques et environnementales considérables, on sous-estime grandement l’intérêt pour le rayonnement et de la France, de pouvoir disposer de ces territoires qui sont présents aux quatre coins du Monde et sur trois Océans, faisant de notre pays, le 2ème empire maritime mondial, après les USA Originaire de l’île de Tiga en Nouvelle-Calédonie, Walles Kotra avec qui nous sommes en contact, qui a été directeur exécutif chargé de l’Outre-mer au sein du groupe France-Télévisions parle de la France comme d’un « Pays-Monde » qui pourtant se « refuse de se penser en archipel mondial pour continuer à n'être qu'un Hexagone rabougri, incapable d'assumer sa géographie éclatée et ses champs culturels multiples". Que pensez- vous des propos de Walles Kotra ?
Hervé Brusini, jeune Reporter
Hervé Brusini : Walles Kotra est un grand journaliste qui a permis de faire prendre conscience de l’importance et de l’intérêt des Outre-Mer pour la France, que par-delà les différences culturelles avec l’hexagone, ces territoires sont partie intégrante de notre pays et de son rayonnement international. Il reste encore beaucoup à faire pour éveiller les consciences, mais cela progresse, comme en témoigne par exemple l’initiative simple d’évoquer chaque jour dans le journal de la météo sur France télévisions, le temps qu’il fera dans tous ces territoires. Une dynamique est en cours. France Télévisions est au cœur de cette dynamique.
I-Dialogos : Le prix Albert Londres se veut un prix francophone. Nous-mêmes nous oeuvrons en faveur de la francophonie. Que pensez-vous des propos de Yves Bigot, président de la fondation des Alliances françaises qui écrivait, dans un hors-série de L’Eléphant, « La France est le seul pays qui ne s’intéresse pas à la francophonie », ce qui fait que les Français « ne mesurent pas combien la Francophonie et la langue française sont notre force. » Pour lui, et nous y adhérons complètement, « La conscience de la force de la francophonie est notre avenir. » Et il ajoute : « Pour la nouvelle génération, la Francophonie représente un avenir culturel et géopolitique, et un futur économique crucial. » Comment faire que les citoyens, les collectivités, les associations et les entreprises françaises s’emparent et fassent leur la Francophonie? Les Médias et en particulier France Télévisions et Radio France n’ont-ils pas un rôle à jouer en France ?
Hervé Brusini : Je partage les propos d’Yves Bigot. Force est de constater qu’y compris dans les médias, la francophonie est négligée, alors que c’est un atout et un enjeu fort pour notre pays.
La francophonie c’est un réseau extraordinaire que les français ont des difficultés à promouvoir et à valoriser. Effectivement, les médias de service public, notamment France Télévisions ont un rôle à jouer pour cette prise de conscience.
Mais c’est aussi et surtout aux politiques, de montrer la voie, de promouvoir la Francophonie, d’en être des acteurs dynamiques.
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