Chercher à comprendre l'antisémitisme contemporain à l'aune du conflit au Proche Orient pour mieux y faire face.
L'analyse de Patrice Cardot*
D’après une enquête commandée en 2019 par l’Anti-Defamation League (ADL), la principale organisation américaine de lutte contre l’antisémitisme, près d’un Européen sur quatre reconnaît nourrir de l’hostilité à l’égard des Juifs[1].
Ce phénomène gravissime qui se manifeste de manière récurrente depuis de nombreux siècles dans une grande partie du monde donne lieu à de nombreuses tentatives d’identification des modalités de ses manifestations et d’explication de leurs causes profondes comme de leurs impacts, aux fins d’en définir aussi précisément que possible son objet et sa nature, et de le qualifier en droit. Il donne également lieu à l’élaboration d’arsenaux juridiques et instruments éducatifs destinés à lutter pour tenter sinon de l’éradiquer, tout au moins de l’enrayer.
Un constat s’impose : cette lutte permanente, qui tend à s’intensifier en même temps que le phénomène s’étend et s’aggrave, ne parvient pas à circonscrire ce fléau !
Bien au contraire, le nouveau visage du conflit opposant l’Etat d’Israël au mouvement musulman sunnite du Hamas dont la branche armée est intervenue sur le sol israélien pour la première fois de l’histoire pour y commettre des meurtres barbares, donne lieu à une recrudescence de ce phénomène qui interroge.
Ce nouveau conflit au Proche Orient constitue une circonstance aggravante qui concourt à la montée d’un antisémitisme de masse, les décalages considérables entre le positionnement politico-diplomatique officiel des dirigeants des pays occidentaux en faveur d’un soutien « inconditionnel » à l’Etat israélien, après avoir amalgamé antisionisme et antisémitisme, et les perceptions populaires d’injustice attachées à la situation des palestiniens dans la bande de Gaza comme en Cisjordanie où le processus de colonisation se poursuit au prix de violences insupportables, trouvant dans les discours officiels qui amalgament terrorisme barbare et ce qui ne relèverait que d’une « résistance armée antisioniste », et qui laisseraient à penser que les vies d’un palestinien et d’un israélien n’auraient pas la même valeur[2], des motifs d’une incompréhension et d’une colère sources de violences de caractère racial.
Un mois après l’attaque sanglante du Hamas contre Israël, à l’origine de la guerre dévastatrice qui a embrasé la bande de Gaza, plus de 1200 actes antisémites ont été recensés en France. Une explosion qui plonge la communauté juive dans l’angoisse.
Les stratégies déployées dans le monde, en Europe ou en France pour lutter contre l’antisémitisme ne parviennent manifestement à enrayer ce fléau si l’on en juge aux recrudescences de sa manifestation au cours des dernières semaines, notamment en France. Cernent-elles avec suffisamment de lucidité les facteurs qui nourrissent ce phénomène ?
De très nombreuses tentatives d’explication ont œuvré à dégager les facteurs qui expliqueraient aujourd’hui cette explosion de l’antisémitisme au niveau mondial. Si ces tentatives s’accordent généralement sur un grand nombre de facteurs, elles pêchent néanmoins parfois par leurs omissions, en laissant de côté des éléments explicatifs sujets à de multiples interprétations.
L’antisémitisme nécessite plus que jamais de revisiter sans complaisance les facteurs qui y participent et qui ne justifient bien évidemment en rien un tel phénomène, tant ce phénomène sociétal interroge au-delà même de son propre objet et de sa propre nature, et en prenant appui sur les enseignements que l’on peut tirer du conflit qui oppose l’Etat d’Israël au Hamas palestinien et au Hezbollah libanais.
Concourant à nourrir peu ou prou un antisémitisme étrangement ancré dans les imaginaires des peuples et qui a au moins deux visages : celui d’un antisémitisme que l’on pourrait qualifier de « populaire » et celui d’un antisémitisme que l’on pourrait qualifier de « bourgeois », l’un et l’autre activant ces différents facteurs de manière plus ou moins marquée en fonction des situations et des époques, ces facteurs peuvent être catégorisés ainsi : facteurs économiques, sociaux et identitaires ; facteurs psychologiques, culturels et sociétaux ; facteurs idéologiques et historiques ; facteurs géopolitiques ; facteurs politiques, médiatiques et technologiques ; facteurs religieux[3].
Les différentes enquêtes entreprises sur ce sujet de l’antisémitisme, et en particulier l’enquête évoquée plus haut[4], permettent de relever que ce phénomène est davantage observé dans les segments de la population en proie à des difficultés économiques et/ou sociales importantes, à des inégalités flagrantes, à des sentiments de discriminations, et au désespoir de ne pas pouvoir offrir aux générations les plus jeunes la promesse d’un avenir meilleur.
Pour ces individus sujets aux influences de théories complotistes profondément ancrées dans les populations les plus exposées à la désinformation et à la manipulation des opinions, le juif est presque systématiquement assimilé à l’israélien, préjugé que les lois israéliennes relatives aux juifs du monde entier, les positions systématiquement favorables du CRIF ou de personnalités disposant de la double nationalité franco-israélienne à l’égard de la politique menée par l’Etat d’Israël, les assimilations officielles de l’antisémitisme et de l’antisionisme comme le statut d’exception dont « bénéficierait » cette communauté en raison de la discrimination opérée à l’encontre des autres communautés sémites dans la qualification juridique de l’antisémitisme, participeraient à corroborer.
Au moment où les formes de nationalisme les plus radicales trouvent dans les opinions publiques européennes des échos tels qu’elles participent à bouleverser les équilibres politiques internes à des Etats-nations européens engagés dans un processus d’intégration politique tendant à leur soustraire une part importante de leur souveraineté, et à reléguer la souveraineté populaire incarnée dans leur Constitution ou Loi fondamentale en arrière-plan de processus démocratiques faisant une meilleure part à un système de droit européen dont la primauté interroge, le juif de la diaspora peut apparaître soit comme le meilleur représentant d’un cosmopolitisme triomphant dont participerait le processus européen, soit comme le meilleur marqueur de cette résistance nationale emprunte de patriotisme quand il est vu comme le défenseur d’un nationalisme effréné à l’image de l’israélien.
Par ailleurs, un autre point qui ne fait que trop rarement l’objet d’une attention dans l’espace public mérite d’être regardé avec lucidité : une certaine instrumentalisation de l’antisémitisme est à l’œuvre, comme celles du complotisme et du populisme, qui visent sournoisement à criminaliser les opinions, préjugés et croyances, tout en disqualifiant la pensée de leurs auteurs au nom d’une vision unilatérale d’une vérité s’imposant à tous, y compris par le droit, en contrevenant ouvertement aux dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui garantissent toutes les expressions de la liberté.
Cette instrumentalisation se nourrit des confusions sémantiques et des amalgames qui viennent complexifier toute tentative d’éradication, qu’il s’agisse des sujets mêmes de cette forme particulière de racisme qu’est l’antisémitisme : le juif, l’identité juive, la judéité, de l’objet dont on traite (antisémitisme ou antisionisme) ou encore de ce qui relève d’une opinion, d’un préjugé ou d’une croyance par opposition à ce qui relève d’un passage à l’acte.
Dans ce vaste mouvement d’effritement de la relation de confiance de la nation aux élites politiques et technocratiques identifié et dénoncé notamment par Stéphane Rozès, l’antisémitisme se nourrit de ces interrogations, et s’en trouve inévitablement revigoré dans sa dimension anti-judaïque la plus grégaire, en même temps que l’antisionisme religieux.
L’amalgame de l’antisionisme et de l’antisémitisme n’ajouterait-il pas de l’huile sur le feu ?
L'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (IHRA) propose une définition de l’antisémitisme qui tient en quelques mots, dont le terme « antisionisme » est absent : « L’antisémitisme est une certaine perception des juifs, qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte. »
Dans un billet de blog publié sur le site de Mediapart en février 2016, Bernard Ravenel soulève la question polémique de la confusion entre antisionisme et antisémitisme entretenue au sein de l'Etat français. Cet amalgame doit non seulement être dénoncé mais aussi déconstruit.[5]
Ce point de vue est loin d’être isolé ; en témoigne notamment l’article que la journaliste libanaise Soulayma Mardam-Bey a consacré à cet amalgame en 2019[6].
L'idée sioniste, conçue par Theodor Herzl et Max Nordau comme une « décolonisation de soi », naît au même moment, venant bouleverser les termes dans lesquels se posait jusqu'alors la « question juive », car elle conduit à distinguer le « juif universel » (dont Freud serait l'un des représentants les plus convaincants) et le « juif de territoire ».
Comme l’ont montré Cas Mudde et Hans-Georg Betz, le nativisme – c’est-à-dire l’idéologie selon laquelle la communauté politique doit être composée uniquement des membres natifs d’une même nation conçue comme culturellement unifiée, et pour qui tout élément (personnes ou idées) « non-natif » est perçu comme menaçant l’homogénéité de l’Etat-nation – est une forte composante du populisme.
Israël est devenue cette nation symbole qui incarne à elle seule un « occident » en proie à une désoccidentalisation du monde et à une disqualification des valeurs et des discours progressistes et universalistes, sous les assauts permanents de ses partis religieux et des thuriféraires d’un sionisme religieux.
Il y a là quelque chose qui participe à inscrire les grands thèmes des débats qui animent aujourd’hui le peuple israélien dans la pensée politique comme dans l’imaginaire des peuples européens. Ce qui se jouerait aujourd’hui en Israël impacterait l’avenir du sort des européens.
Comment améliorer les choses ?
Cette exploration des différents facteurs qui concourent à alimenter, peu ou prou, cette résurgence d’un antisémitisme particulièrement violent dans le monde entier depuis le 7 octobre 2023, alors même que le peuple israélien fut frappé brutalement par des actes terroristes d’une sauvagerie sans précédent, interroge les stratégies de lutte contre ce fléau historique tant leurs performances s’avèrent extrêmement faibles.
1 – Manifester publiquement notre solidarité face à l’antisémitisme, sans oublier les autres combats que la République se doit de mener
2 – Parler, et plus encore dénoncer, mais en obéissant à certaines règles
3 – Elargir le champ de la parole et de la dénonciation est une exigence républicaine
4 – Faire de l’indésirabilité un concept politique
5 – Proposer des possibles jusqu'ici impensés pour une issue heureuse de ce conflit qui puisse participer à désamorcer les haines et violences qui ont explosé à l’encontre des juifs et des musulmans.
L’heure est venue de proposer des possibles jusqu'ici impensés pour une issue heureuse de ce conflit qui puisse participer à désamorcer les haines et violences qui ont explosé à l’encontre des juifs et des musulmans. A la croisée des chemins, l’avenir de ces possibles dessinera une fois encore, sans doute, les contours du devenir de notre humanité ! Une humanité dont les métamorphoses sans cesse à l’œuvre poursuivront leur cours en continuant probablement de conférer au mythe comme à la spiritualité une fonction « essentielle ».
Sans succomber à une candeur qui ignorerait les jeux et enjeux de la Real Politik, les pourfendeurs de la théorie du choc des civilisations seraient bien inspirés de s’employer activement à rechercher de nouvelles voies de dialogue permettant d'instaurer les bases d'une paix durable et d'une entente cordiale entre les Etats et les Peuples.[7]
Le chantier est gigantesque mais il est stratégique pour l’avenir de l’humanité.
« Notre tâche d'homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront l'angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. Naturellement, c'est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, voilà tout. » Albert Camus (Les Amandiers)
Patrice Cardot est connu pour sa conception résolument gaullienne du rôle de la France et de l’Union européenne dans le monde, reconnu et apprécié au niveau international pour ses compétences dans de nombreux domaines. Il a publié de très nombreux articles et ouvrages et présidé plusieurs colloques et séminaires importants autour des grands défis posés par la construction européenne, par le développement des hautes technologies, par la souveraineté numérique, par le double caractère global et systémique de la sécurité, par l’émergence de la politique de sécurité et de défense de l’Union européenne, par la sécurité et le développement – notamment sur le pourtour méditerranéen – ou encore par la globalisation stratégique.
Ancien élève de l’Ecole française de l’Air (Promotion 1974) et de l’Ecole nationale supérieure de Techniques Avancées (ENSTA – Promotion 1983 – Option ‘analyse des systèmes), Patrice Cardot est titulaire d’un DEA en intelligence artificielle (INP Toulouse -1986). Après avoir servi comme officier de l’Armée de l’Air en qualité de membre du Personnel navigant, enseignant-chercheur et cadre de direction, Patrice Cardot a servi la France dans de nombreuses fonctions : cadre de direction (direction des études, délégation aux relations industrielles) et enseignant-chercheur dans diverses grandes écoles d’ingénieur et universités en France et au Maroc, cadre d’administration centrale au sein de la Délégation générale de l’armement et du Ministère de l’Education Nationale, de la Recherche et de la Technologie, chargé de mission ‘Europe’ auprès du ministre de la Défense, et enfin, chargé de mission ‘questions européennes et internationales’ au sein du Conseil général de l’armement, organe de réflexion placé auprès du ministre de la Défense. Ancien auditeur de l’Institut diplomatique (2005), de nombreuses missions d’études lui ont été confiées par les pouvoirs publics nationaux et européens dans le cadre de mandats officiels. Patrice Cardot est chevalier de l’ordre des palmes académiques et de l’ordre national du Mérite.
Lire également => De quoi la Francophonie est-elle le nom ?
[1] Ce sondage fait partie d’un ambitieux programme, « ADL Global 100: an index of anti-Semitism », qui s’efforce, par des campagnes répétées, de mesurer l’emprise de l’antisémitisme dans plus de 100 pays à travers le monde. [2] Le président Emmanuel Macron, sensible à cette perception discriminatoire et à ses effets sur les opinions publiques, a tenu à exprimer clairement lors de son voyage au Proche Orient que « la vie d’un palestinien et celle d’un israélien ont la même valeur ! ». [3] Ces différents facteurs sont analysés dans l’article éponyme mis en ligne sur le site Academia : Chercher à comprendre l'antisémitisme contemporain à l'aune du conflit au Proche Orient pour mieux y faire face [4] Cf. Sondage ADL: 1 Européen sur 4 serait antisémite? [5] Cf. Peut-on être antisioniste sans être antisémite ? [6] Cf. Antisionisme et antisémitisme, le sens des mots (7) cf « A la recherche de nouvelles voies de dialogue permettant d'instaurer les bases d'une paix durable et d'une entente cordiale entre les Etats et les Peuples »