Pourquoi l’Observatoire du plurilinguisme africain ? Christian TREMBLAY

Docteur en science de l’information et ancien élève de l’école nationale d’administration, Christian TREMBLAY préside l’Observatoire européen du plurilinguisme, l'OEP.

Un laboratoire d’idées

Il faut commencer par rappeler que l’Observatoire européen du plurilinguisme est d’abord un laboratoire d’idées. 

Créé en 2005, il se situait dans un contexte historique très spécifique. Quinze ans après l’effondrement du bloc soviétique, dix pays précédemment du bloc de Varsovie, font leur entrée dans l’Union européenne et dans l’OTAN et cela entraîne un bouleversement complet des équilibres linguistiques au sein de l’Union européenne. Pour des raisons géostratégiques évidentes, les pays entrants, sauf la Roumanie qui a dû refaire sa copie, ont choisi l’anglais comme langue de négociations, négociations étalées sur plusieurs années. 

Ces pays ont pris ensuite l’anglais comme langue de procédure dans le fonctionnement de la Commission européenne, ce qui a conduit à la marginalisation du français et de l’allemand en quelques années. 

Il est utile de rappeler que dans les traités chaque pays a au moins une langue officielle qui est reconnue à la fois comme langue officielle et langue de travail dans les institutions européennes. Toutes les langues ont vocation à être langue de travail, mais ne pouvant pas être utilisées sur un pied d’égalité, la Commission européenne a inventé la notion de « langue de procédure », pour désigner les langues effectivement retenues comme langues de travail, et dans les règles internes de la Commission et du Conseil de l’Union européenne, les trois langues de procédure sont de facto l’anglais, le français et l’allemand. 

Dans la pratique, l’anglais s’est imposé en une dizaine d’années quasiment comme langue unique de travail puisque plus de 90 % des textes sont rédigés et élaborés en anglais, ce qui est directement contraire à la lettre de l’article 4 du Règlement N° 1 du 6 octobre 1958 portant régime linguistique des institutions européennes qui dit que « les règlements et les autres textes de portée générale sont rédigés dans les langues officielles ». 

On peut en déduire que ces textes ne devraient pas être rédigés dans une seule langue officielle. Il faut noter que le Parlement européen n’a pas adopté le principe des trois langues de procédure, qui n’est qu’un monolinguisme masqué, mais celui du « multilinguisme intégral maîtrisé » et que la Cour de Justice et le Tribunal européen ont conservé depuis l’origine le principe du multilinguisme total strictement conforme au Règlement N° 1. 

Le fonctionnement interne des services et de la juridiction se fait toutefois en français, mais les pressions sont fortes pour abandonner le français au profit de l’anglais. 

La question posée par les associations à l’origine de l’OEP était de comprendre les forces qui étaient en œuvre et s’il y avait un mouvement irrésistible, en lien avec la mondialisation, vers une langue hégémonique, sinon unique.

Il s’est ensuivi la création du site internet de l’OEP, puis de la Lettre d’information, et la tenue régulière tous les trois ans des Assises européennes du plurilinguisme, sans s’interdire des colloques intercalaires et la participation à de nombreuses manifestations organisées par des partenaires. 

https://www.observatoireplurilinguisme.eu/

Les Assises ont toujours revêtu une coloration particulière. Celles de Paris, en 2005, et de Berlin en 2009, ont été centrées sur la rédaction de la Charte européenne du plurilinguisme, celles de Rome en 2012 ont eu pour thème la frontière, avec pour titre « Langues sans frontières : le plurilinguisme », celles de Bruxelles en 2016 ont été consacrées au thème « plurilinguisme et créativité » et celles de Bucarest en 2019 au « Plurilinguisme dans le développement durable ». 

Et pour les 6es Assises qui viennent de se dérouler à Cadix du 9 au 12 novembre, le thème retenu a été « Le plurilinguisme, entre diversité et universalité ». Aux Assises, au site internet et à La Lettre, il convient d’ajouter quelques réalisations importantes. L’OEP a créé en 2016 une maison d’édition à travers la collection Plurilinguisme, qui peut se féliciter de plus de 20 ouvrages publiés en cinq ans. 

Le site Internet a fait des bourgeons : l’Annuaire des chercheurs et équipes de recherche sur le plurilinguisme et la diversité linguistique et culturelle, le Nouveau dictionnaire des anglicismes et des néologismes, la Plateforme de traduction collaborative. 

Enfin, il faut souligner qu’en s’affichant comme laboratoire d’idées visant le monde de la recherche, les décideurs privés et publics et la société civile, avec la volonté de changer le regard sur la langue et sur les langues, l’OEP entend exercer un rôle d’influence. À titre d’exemple, l’OEP a pris une part active dans la rédaction finale de l’article 2 de la loi sur l’enseignement supérieur et la recherche du 22 juillet 2013, dite « Loi Fioraso », article 2 devenu l’article L.121-3 du code de l’éducation. Cet article désigne le français comme « langue de l’enseignement, des examens et des concours, y compris des thèses et des mémoires », moyennant un certain nombre d’exceptions. Il affirme également que « la maîtrise de la langue française et la connaissance de deux autres langues font partie des objectifs fondamentaux de l'enseignement ». Comme cette loi est très mal appliquée par de nombreux établissements d’enseignement supérieur, l’OEP s’est donné comme objectif d’améliorer l’application de cette loi, par tous moyens appropriés, y compris par voies juridictionnelles. Autre domaine dans lequel l’OEP entend exercer un rôle d’influence : celui des institutions européennes. 

Diversité et universalité : un long cheminement 

Tout ceci est un travail de longue haleine et repose sur un long cheminement. Pour parvenir au thème des Assises de Cadix, il a fallu une longue et lente maturation, qui n’est d’ailleurs pas achevée. Mais pour fixer les choses aujourd’hui, il y a deux idées fondamentales. D’abord, à la base il y a une conception philosophique de la langue, et cette conception est indissociable du thème. Pour être encore plus précis, nous ne sommes pas totalement satisfaits du thème tel qu’il a été formulé. Car, le plurilinguisme n’est pas « entre » la diversité et l’universalité. Il est diversité « et » universalité. Il nous faut détailler ces deux idées. 

Nous opposons la conception philosophique de la langue à la conception instrumentale. Une conception largement répandue voit dans la langue uniquement un moyen ou un outil de communication. Cette idée remonte à la nuit des temps et, en considérant les mots comme pure convention, elle opère non pas une distinction mais une séparation entre la langue et la pensée. Si l’on peut les séparer, les langues sont donc théoriquement interchangeables. Et si elles sont interchangeables, mieux vaut n’en avoir qu’une seule que des centaines, voire des milliers. Cette conception est le fondement du monolinguisme et est aussi le marchepied linguistique de tous les impérialismes qui ont toujours une dimension linguistique. 

En imposant sa langue, on pense imposer sa supériorité et sa manière de penser. Le monolinguisme est également l’idéologie linguistique dont se nourrit la « mondialisation heureuse », vision idéalisée portée par le néolibéralisme américain qui voit dans l’universalisation de l’anglais des sources de profit inépuisables et des carrières professionnelles mirobolantes. À noter que le monolinguisme imprègne certaines formes radicales de lutte pour les langues dites régionales qui ne sont parfois que des monolinguismes inversés, de la même manière que l’on peut trouver des dits antiracistes qui pratiquent en fait du racisme idéologiquement à l’envers. Ainsi peut-on dire, sans trop d’erreurs, que le monolinguisme est la conception dominante de nos jours, au moins dans le monde occidental, même si elle est très contestée et fondamentalement contestable. 

Une conception entière de la langue

 Le plurilinguisme s’appuie sur une conception entière de la langue, qui ne se limite à une fonction particulière. L’idée même de fonction de la langue fait frémir, mais elle n’a qu’une vertu analytique, la langue étant globale et son découpage en couches qui se superposent dans un ordre qui ne peut qu’être arbitraire, ne sert qu’à faire des schémas et rien de plus. Dire que la langue est un outil de communication, idée dont s’est rebattue toute la linguistique générale pendant cinquante ans peut paraître anodin. 

Tout dépend de ce que l’on met dans le terme « communication ». 

Or, quand on lit les ouvrages de linguistique on constate l’influence de la théorie mathématique de la communication dans laquelle on échange des signaux. Tout ce qui concerne le contenu de la langue, tout ce à quoi renvoient les mots, l’humus en quelque sorte de la langue, est renvoyé en dehors de la linguistique. On a ainsi institué le concept de langue hors sol. Et il n’est pas sans intérêt de voir aujourd’hui Noam Chomsky dénoncer avec véhémence ce dogme de la fonction de communication de la langue comme scientifiquement faux. 

L’OEP s’inscrit dans une tradition historique dont il est difficile ici de dresser une généalogie, mais qui compte de grands noms à partir de Dante, avec Giambattista Vico, Leibnitz, Humboldt, Saussure, Vygotski, pour lesquels la langue permet l’expression de la pensée, ou mieux la pensée s’accomplit dans la langue. 

Les racines sont lointaines et l’idée est déjà exprimée par Aristote dans la Poétique (1456 b) : « Appartient à la pensée tout ce qui doit être établi par le langage »[1]. Mais cela ne suffit pas. Avec Leibnitz, Kant, Nietzsche et d’autres, on se rend compte que l’homme n’a pas accès directement au réel. Le « je ne crois que ce que je vois » est inepte. L’essentiel ne se voit pas et Nietzsche dit sans ambages que « la loi naturelle ne nous est pas connue en soi, mais seulement dans ses effets, c’est-à-dire par ses relations avec d’autres lois naturelles, qui à leur tour ne nous sont connues qu’en tant que sommes de relations »[2]. 

Et quand Saint-Exupéry écrit « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux », il dit à peu près la même chose, mais d’une autre façon. Ce que l’on appelle la révolution Kantienne, qui fait tomber « l’objet en soi » de Descartes, qui n’est jamais autre chose que « l’objet pour moi » c’est-à-dire l’objet tel qu’il m’apparaît[3], confirme l’inaccessibilité du réel autrement que par la langue ou le langage, et il faut embrasser évidemment toutes les formes de langage dont les formes dites artistiques font évidemment partie. Le langage comme toutes les expressions artistiques forment ce que Ernst appelle les formes symboliques, celles-ci étant nos manières d’approcher le réel, mais seulement de l’approcher. 

Certaines interprétations prêtent à penser que le réel se trouve dans le mot. Le « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations » est généralement mal compris. Le réel existe bien et ne se trouve pas dans l’arbitraire du langage, si tant est que le langage soit arbitraire, mais c’est un autre sujet. Surtout, comme le réel, même insaisissable dans sa totalité, du fait de l’infiniment petit comme de l’infiniment grand, existe bel et bien, même s’il n’y a que des interprétations, celles-ci ne se valent pas. Disant cela, on ôte tout fondement scientifique au monolinguisme. 

Pour enfoncer le clou, Leibniz émet l’hypothèse que la langue est un « point de vue sur le monde ». Un peu plus tard Humboldt parlera, dans la traduction française, de « vision du monde ». On peut dire les choses autrement. La langue n’est pas indépendante de son corpus. Et qu’est-ce que le corpus d’une langue ? C’est tout ce qui a été dit et écrit au moyen de cette langue au cours de toute son histoire tel qu’un locuteur quelconque de cette langue peut le restituer. 

Deux exemples peuvent permettre de comprendre ce qu’implique la notion de corpus. 

Je fais la découverte de la ville de Toulouse. Avant de la traverser, d’y séjourner, de m’y promener, Toulouse n’était qu’un point sur une carte. D’un coup le mot « Toulouse » se met à signifier quelque chose, qui sera évidemment différent de ce que le mot signifie pour le résident quotidien, pour le natif, etc. Le même phénomène peut se reproduire au sujet d’un livre que j’ai lu. Il est difficile de parler de Balzac à quelqu’un qui n’en a pas lu une ligne. Balzac signifie quelque chose pour moi, mais pas pour l’autre. On peut prolonger l’exercice à propos d’un événement, et cela à l’infini. 

Ce qui veut dire qu’une langue a un substrat culturel et historique et c’est la proximité des corpus individuels qui fait le corpus collectif partagé et l’identité d’un peuple dont les origines biologiques peuvent être très variées. Et ce qui fait la diversité des langues, c’est la diversité des corpus, c’est-à-dire la diversité des expériences historiques partagées. C’est une des grandes thèses de Vico. 

Sur ces fondements, on peut commencer à parler de diversité et d’universalité. La tentation analytique nous pousse à opposer les deux termes. Mais en réalité l’un ne peut exister sans l’autre et réciproquement. Et nous allons le démontrer. 

Les sciences se sont construites sur la recherche de lois naturelles qui sont par définition des lois universelles, valables pour tous, en tout lieu et en tout temps. Ces lois, dès lors qu’elles sont établies deviennent des vérités, parfois temporaires, mais réellement universelles en tant que plus petit commun dénominateur de l’humanité. 

Pourtant tout un domaine échappe en grande partie à ces lois naturelles. Ce sont les humains et la vie des sociétés. Toute la critique adressée par Vico à Descartes porte sur ces champs immenses de la connaissance que les sciences physiques laissent de côté : ce sont les champs des sciences humaines et sociales, dont Vico est sinon le fondateur, au moins le grand précurseur, les champs de la littérature et des arts. 

Quels que soient les efforts pour traiter les sciences humaines et sociales à la manière des sciences physiques, un océan échappe à la quête des régularités, c’est celui du singulier, qui est le domaine de la littérature et des arts. Et la littérature et les arts ont une place tout aussi importante que les sciences physiques dans l’approche ou les tentatives d’approche du réel. Elles le font par le singulier. 

Souvent les sciences humaines et sociales naviguent elles-mêmes entre le général et le singulier. La psychologie ou la médecine procèdent ainsi. 

À l’extrême, l’œuvre artistique est absolument singulière, et pourtant certaines acquièrent une portée universelle. L’art et la littérature sont les domaines où le singulier peut rejoindre l’universel. L’un et l’autre sont infinis, et la quête l’est de même. À partir de ce point de vue, on peut mieux parler de diversité des langues. 

Si l’on suit Leibniz et Humboldt, les langues sont des points de vue sur le monde. Elles sont toutes universelles, ou plus exactement, elles ont toutes leur part d’universel, mais aucune ne peut absorber toute la connaissance du monde. D’où le concept de monade chez Leibnitz, avec cette précision que Leibnitz applique la monade à tout ce qui vit[4]. Il faut donc défendre la diversité des langues, la faire vivre et l’organiser face à toutes les forces qui poussent vers l’homogénéisation, la standardisation et la réduction. C’est un impératif vital. Défendre et organiser la diversité, cela s’appelle le plurilinguisme. 

L’Observatoire du plurilinguisme en Afrique.

Ayant dit cela, il est facile de présenter le projet d’Observatoire du plurilinguisme en Afrique. 

Ce projet est né à Nairobi, au congrès annuel du réseau POCLANDE (Populations, Cultures, Langues et Développement) en octobre 2021 et a été officiellement lancé à Ziguinchor au Sénégal le 11 décembre de la même année. Le projet s’appuie sur une analyse des piètres résultats des systèmes éducatifs de la plupart des pays africains qu’ils soient anglophones ou francophones dont la conséquence visible est le niveau très élevé de l’échec scolaire. 

Un des facteurs importants est le divorce entre les langues parlées dans les familles et les langues d’enseignement. Il faut donc viser trois objectifs en parallèle : 

- Améliorer l’apprentissage du français 

- Défendre et promouvoir les langues locales 

- Réduire l’échec scolaire Le moyen est le développement de l’éducation bi-plurilingue. 

L’efficacité de cette voie a été démontrée par les expérimentations conduites dans le cadre du programme ELAN par l’OIF. La question est maintenant de passer du stade expérimental au stade opérationnel à l’échelle des pays entiers. On ne peut passer du stade expérimental au stade opérationnel sans mener des travaux de recherche appliquée dans le cadre universitaire, en liaison et avec le soutien des pouvoirs publics, qui doivent porter sur : 

- La description des langues, - La terminologie, 

- La didactique, 

- La formation des enseignants et des formateurs d’enseignants 

Tout ceci devant se faire en coordination et coopération avec les institutions et les différents acteurs de la société civile et devant déboucher sur de véritables politiques publiques d’enseignement bi-plurilingue. En récusant toute démarche monolingue, on espère éviter la disparition des langues locales par éviction, que ce soit par le français ou par des langues dites nationales mais qui le sont rarement, au nom d’un objectif d’élévation du niveau général de la population. On souhaite aussi favoriser le développement des pays africains. Cela devrait être un axe stratégique pour la France, l’Union européenne et tous les pays européens. 

Christian Tremblay


  [1]Cité par Julia Kristeva dans Le langage, cet inconnu, une initiation à la linguistique, p. 115.   [2]Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873, Actes Sud, 1997, p. 24   [3]Luc Ferry, Kant et les Lumières, Le Figaro et le Point, collection Sagesses d’hier  et d’aujourd’hui, Paris 2012, p. 38   [4]G.W. Leibniz, Monadologie, dans Discours de métaphysique, Monadologie, Gallimard, Folio, Paris 2004