Maryam Madjidi, née à Téhéran, est une écrivaine française d'origine iranienne, partie avec ses parents en 1986 sur les chemins de l’exil pour s’installer en France, à Paris puis à Drancy. Elle entreprend des études de lettres à la Sorbonne. Elle enseigne ensuite les lettres et la langue française à des collégiens et lycéens, ainsi que le français langue étrangère (FLE) en Chine et en Turquie avant de revenir vivre en France. Depuis février 2016, elle travaille en tant qu'enseignante de FLE pour la Croix-Rouge française auprès des mineurs non accompagnés. Depuis janvier 2023, Maryam Madjidi est chroniqueuse pour l’hebdomadaire L'Humanité Magazine. En 2017, elle publie « Marx et la Poupée »,roman autobiographique paru aux éditions Le Nouvel Attila, lauréat du prix Goncourt du premier roman la même année. Ensuite en 2021 « Pour que je m'aime encore ». En Littérature jeunesse elle publie, « Je m’appelle Maryam » en 2019 puis en 2021 « Mon amie Zahra », L'École des loisirs, coll. « Mouche » .
Photo: Radio-Canada / Hamza Abouelouafaa
Propos recueillis par Jean-Claude Mairal, co-président I-Dialogos
I-dialogos : Maryam Madjidi, quand on connaît votre parcours, on comprend mieux le titre de votre livre "Marx et la poupée", alors qu'au premier abord, il est assez déroutant. Arrivée à Paris à l'âge de 6 ans, vous nous racontez, sous forme de journal, par petites touches et avec les yeux d'une enfant, puis d'une adolescente, et enfin d'une jeune femme adulte, des tranches de vie de l'exil, l'incompréhension du départ et de quitter ses amies et sa grand-mère, la perte de repère de la langue paternelle et maternelle, des difficultés à comprendre les codes du pays d'accueil, les contradictions entre 2 cultures et la difficulté à se situer, le refus puis le besoin de retrouver l'identité persane perdue et enfin à la fin du livre, la réconciliation avec vous-même, ce que vous nommez "troisième naissance". N’est-ce pas ce qui fait l'intérêt de votre livre pour mieux comprendre les affres de l'exil, loin de la terre où on est né, où sont nés les parents, les grands-parents et les ancêtres ? En fait votre livre n’est-il pas une ode à la vie, malgré le désespoir qui souvent guette les personnes jetées sur les chemins de l’exil, comme l’exprime les propos de Nâzim Hikmet que vous citez, « et tu mourras tout en sachant que rien n’est plus beau, que rien n’est plus vrai que la vie. » ?
Maryam Madjidi : Je ne sais pas si le livre est une ode à la vie. C’est au lecteur d’en juger. J’ai tâché de montrer comment l’exil répond à un besoin de liberté, à une dignité de l’existence, au courage de décider de sa vie et de refuser d’abdiquer et de se résigner. Cette force de vie est déjà là, à l’origine. C’est comme si on y répondait par l’exil ou pour le dire autrement que l’exil venait confirmer cette force.
Le désespoir n’est pas propre aux exilés, il guette tout être humain face aux choix existentiels, aux bouleversements de la vie, aux tempêtes de l’Histoire, des crises personnelles ou politiques que nous traversons. Les exilés sont des survivants, ils savent qu’ils ont survécu à ces tempêtes et c’est là leur force. Ils savent s’adapter, recréer une identité, la transformer.
I-Dialogos : Votre livre, donc votre regard, fait toucher du doigt aux lecteurs, les fortes tensions, souvent déstabilisantes qui existent et perturbent l'existence des individus, entre le pays d'accueil, la France dans votre cas, ses codes, ses cultures et sa langue, et le pays d'où l'on vient, celui des parents et des ancêtres, l'Iran, sa langue et sa culture persane ancestrale. En vous lisant, j'ai retrouvé cette même quête identitaire des racines, chez Dalila Kerchouche dans son livre "Mon père, ce harki" ou chez Alice Zeniter dans "L'art de perdre". Cette quête des racines n’est-elle pas indispensable pour toutes celles et tous ceux qui ont vécu directement ou indirectement le déracinement des parents ou des grands-parents et ainsi trouver un équilibre en soi-même ?
Maryam Madjidi : La quête des racines ou des origines est, pour moi, essentielle à la construction de l’identité, à l’équilibre oui d’un être humain. Nos racines racontent notre histoire et cette histoire nous permet de mieux nous connaître. Mais les racines ne doivent pas nous enfermer dans le fantasme d’une patrie perdue, ou d’un pays idéalisé.
Il me semble que les origines doivent être appréhendées avec distance, recul et esprit critique mais aussi avec amour et curiosité. Et puis je vois dans l’être humain ses racines mais aussi ses branches, c’est-à-dire ce vers quoi il tend, il aspire.
Nous ne pouvons pas choisir nos racines mais nous pouvons dessiner nos branches, les élever vers d’autres cieux, horizons. Ce qui nous retient à la terre et ce qui nous élève vers le ciel, c’est selon moi le mouvement de la liberté et de l’équilibre. Sans cette double aspiration, nous sommes comme amputés d’une partie de nous-mêmes et nous avançons douloureusement dans la vie.
I-Dialogos: Cette tension et ce mal être vous essayez de les résoudre en 2003, avec votre volonté de rester vivre à Téhéran. Votre grand-mère s'y oppose farouchement et vous oblige à retourner en France. En 2012, toujours à Téhéran, dans un taxi, le chauffeur vous indique que vous avez de la chance de vivre à Paris et il récite un poème du 14ème siècle du poète et philosophe persan "Hâfez". Vous écrivez, "Je suis heureuse d'être dans ce chaos infernal parce que pour la première fois de ma vie, j'ai entendu un chauffeur de taxi me réciter de la poésie". Ce chaos infernal que vous vivez à cet instant, ce sont les embouteillages, mais ce pourrait être le chaos infernal de la dictature des Mollahs. Et si l'avenir et l'espoir de l’Iran, même si la nuit emprisonne toujours ce pays, ne serait pas cette poésie de l'âme persane toujours vivante, comme l'ont été en France les vers d'Aragon, d'Eluard ou de Desnos durant la seconde guerre mondiale, sous le joug de la barbarie nazi. Paul Eluard n'était-il pas prophétique quand en 1942, dans les années les plus sombres de cette période, il écrivait "Sur mes cahiers d'écolier. Sur mon pupitre et les arbres. Sur le sable de neige. J'écris ton nom...Et par le pouvoir d'un mot je recommence ma vie, je suis né pour te connaître, pour te nommer Liberté". La poésie, la voix de l’espérance ?
Maryam Madjidi : La poésie en Iran n’est pas une poésie enfermée dans les livres ou qu’on apprend seulement à l’école. Elle est vivante, elle parcourt aussi bien les hautes sphères de la société que les allées labyrinthiques du bazar de Téhéran. Elle est récitée aussi bien par le bourgeois intellectuel, le riche industriel que le chauffeur de taxi et l’ouvrier.
Il ne m’est jamais arrivé en France d’entendre un chauffeur de taxi me réciter un poème. Parce qu’en France, la poésie n’est pas accessible à tous. Elle a quelque chose d’élitiste. En Iran, elle circule partout.
Elle est avant tout orale. C’est d’ailleurs l’origine de la poésie : elle était chantée, récitée oralement. Je ne sais pas si c’est la voix de l’espérance mais je dirais que c’est la voix de la dignité. La dignité d’un peuple qui se souvient de son histoire, de sa longue tradition poétique et qui en est fier.
I-Dialogos: Vous abordez la francophonie dans le chapitre "La laverie", où vous écrivez "on efface, on nettoie, on nous plonge dans les eaux de la francophonie pour laver notre mémoire et notre identité et quand c'est tout propre, tout net, l'intérieur bien vidé, la récompense est accordée: tu es désormais chez les français, tâche maintenant d'être à la hauteur qu'on t'accorde. Etrange façon d'accueillir l'autre chez soi."
Constat implacable, mais qui dans un passé pas si lointain concernait les petits français d'autres régions françaises. J'en ai moi-même été victime à l'école élémentaire, dans les années 50, employant des mots utilisés dans la vie courante de ma région, mais non conforme à ce que devait être la langue française. Pourtant depuis, certains de ces mots sont dans le dictionnaire. C’est l’absurdité d’une conception étriquée de la Francophonie. Alors que pour Tahar Ben Jelloun « La francophonie est une maison pas comme les autres, il y a plus de locataires que de propriétaires ». Ses propos, n’exprime-t-il pas une conception universaliste de la Francophonie et pas seulement inféodée à la France ?
Maryam Madjidi: Je suis d’accord avec Tahar Ben Jelloun. La langue française appartient à tous ceux qui la parlent, l’écrivent, la chantent. Personne ni aucune frontière ne possèdent ni n’enferment cette langue. La langue est comme l’identité : elle se transforme, elle est libre, elle est modulable, elle se recrée sans cesse dans la bouche de tous ses locuteurs.
J’ai aussi bien une vision multiple de l’identité que de la langue française. Je dénonce dans le chapitre « La Laverie" le principe de l’assimilation. Forcer quelqu’un à devenir ce qu’on attend de lui. C’est terrible. C’est une négation totale de la personne, de son passé, de sa culture, de son histoire. C’est une vision fascisante. Il n’y aurait qu’un modèle et nous devons nous y conformer.
I-Dialogos: « Chez tout être humain, écrit Amin Maalouf, existe ce besoin d’une langue identitaire. Chacun de nous a besoin de ce lien puissant et rassurant. Mais il faut entendre dans ce mot d’identité, surtout chez vous, non pas une identité contre, une identité meurtrière, mais une identité avec, qui ajoute, qui grandit, qui multiplie. Et là est précisément la force du français. Nous avons besoin de toutes ces langues, et d’une langue qui soit la même de Lille à Nouméa, de Marseille à Pointe-à-Pitre, pour nous sentir appartenir à la même entité nationale en nos différences. » Il s’adresse aux Français, mais ces propos peuvent pleinement correspondre à beaucoup d’autres pays dont l’Iran et ces 120 millions de locuteurs en persan en Iran et à travers le Monde. Posséder une langue qui rassemble, sans faire disparaître les autres langues, n’est-ce pas un immense et un indispensable défi pour chaque pays ?
Maryam Madjidi : Une langue qui rassemble un peuple est une belle idée. Mais je me suis toujours méfiée de ce qui se rapproche de près ou de loin de « l’identité nationale ». Derrière ces deux mots, combien d’identités effacées, meurtries, anéanties par la force et la répression ? Oui c’est un sacré défi comme vous dites de faire exister plusieurs langues dans un même pays mais le nationalisme galopant de notre monde contemporain ne peut réaliser ce beau défi. Il le détruit chaque jour un peu plus.
I-Dialogos : Alain Mabanckou écrit : « La littérature francophone est un grand ensemble dont les tentacules enlacent plusieurs continents... La littérature française, elle, nous l’oublions trop, est une littérature nationale. C’est à elle d’entrer dans ce grand ensemble francophone. » Ces propos sont un véritable changement de paradigme, alors que pendant longtemps, la littérature française apparaissait un peu comme le phare de la Francophonie. C’est fort de cette conception de la francophonie, que le Cavilam-Alliance française a organisé les 1ères rencontres littéraires francophones à Vichy, où nous avons eu la chance de vous rencontrer. En fait ne doit-on pas, selon les espaces géographiques et les cultures, les spiritualités et l’Histoire propre à chacun d’eux, avoir une vision et une conception de la francophonie et de la langue française, différentes, selon que l’on se trouve en Afrique de l’Ouest victime de la colonisation française, au Moyen Orient, en Asie, en Europe ou aux Amériques ?
Maryam Madjidi : Je partage totalement la vision d’Alain Mabanckou. Ce changement de paradigme est très important et nous devons partir de là. Je vois la francophonie comme une grande et vaste communauté d’auteurs qui ont pour point commun la langue française. Cette langue française se décline à l’infini et se teinte de toutes les couleurs que l’on souhaite lui donner. La littérature française entre dans un cet ensemble plus vaste, comme une catégorie qu’on peut appeler comme Mabanckou littérature nationale, ou littérature de la France, géographiquement déterminée.
La supériorité de la littérature française est une idée à combattre. Elle puise ses origines dans le colonialisme et l’hégémonie d’une culture sur une autre, de la puissance de la « métropole », d’une « supériorité de race sur une autre ».
La culture est politique et les mots sont importants, ils parlent de nos conceptions de la réalité, et il est essentiel de redéfinir les choses et de leur donner leur juste place. Il n’y a pas de hiérarchie en ce qui concerne la littérature, chaque livre, chaque auteur participe au déploiement de la langue et à l’histoire de l’humanité. Je suis toujours choquée de voir que la collection la plus prestigieuse de Gallimard se nomme la « collection blanche ». Blanche ? Nous en sommes encore là…
I-Dialogos : En fait comme l’indique "Le réseau international des maisons des francophonies", ne doit-on pas parler des francophonies et pas seulement de Francophonie, car dans les pays et territoires francophones et francophiles, d'autres langues existent qui participent également au rayonnement de ceux-ci, aux côtés de la langue française ?
Maryam Madjidi : Oui totalement et j’ajouterai que les autres langues influencent et transforment le français. Il y a une exposition en ce moment à l’alliance française de Paris et qui circulera dans d’autres alliances qui s’intitule : "Ecrire en français, histoires de langues, voyages de mots » ». 94 auteurs réunis par des portraits et des citations qui viennent d’ailleurs, qui sont nés en dehors de la France et qui ont deux ou plusieurs langues dans leur tête et qui écrivent tous en français.
Cette exposition montre à quel point chaque autrice ou auteur a un lien particulier, personnel, singulier à la langue française. Si bien que la langue française devient plurielle, transformée parfois par la langue maternelle des auteurs. Elle est donc vivante et libre. C’est là selon moi la force de la littérature : le renouvellement perpétuel de la langue au-delà des frontières mortifères d’un espace unique.
26/08/2024