Walles KOTRA, originaire de l’île de Tiga en Nouvelle-Calédonie, a été directeur exécutif chargé de l’Outre-mer au sein du groupe France Télévisions. Après l’École supérieure de journalisme de Lille, il rejoint en 1981 la rédaction de RFO Nouvelle-Calédonie. Journaliste de proximité, il s’intéresse à l’évolution de la société calédonienne et en particulier, aux mutations très importantes du monde kanak. Il couvre de l’intérieur les événements politiques calédoniens. Il a aussi été directeur de l’information de RFO à Paris et directeur régional de RFO Nouvelle-Calédonie puis de RFO Polynésie française. Il est l’auteur de plusieurs documentaires : "Paroles d’îles", sur la diversité des cultures océaniennes, "Tjibaou, la parole assassinée ?", un portrait du leader indépendantiste kanak Tjibaou", le pardon sur la réconciliation entre les familles Tjibaou et Wéa. Il publie en mai 2023 un livre passionnant, « Mes Outre-mer: Itinérances d'un Océanien » Passionné par le Pacifique, il est le promoteur de deux manifestations régionales : l’Université de la communication de l’Océanie en Nouvelle-Calédonie et le Festival international du film documentaire océanien (FIFO) en Polynésie française.
Propos recueillis par Jean-Claude MAIRAL, Co-Président de I-Dialogos
L’Archipel France, pays Monde, présent sur tous les Océans avec les territoires ultra-marins.
Les Outre-Mer et la Francophonie, une chance pour la France
JC Mairal. Une 1ère question: Pourquoi écrire, "Mes Outre-Mer, Itinérances d'un Océanien"?
Walles Kotra : Le hasard a fait que lors de mon parcours professionnel, j’ai sillonné ces outre-mer de long en large et j’ai ramené de ces périples notes, impressions, découvertes et questionnements. Je suis moi-même originaire d’une petite île du Pacifique et j’ai éprouvé ce besoin de mettre des mots sur ces itinérances. Dans « Itinérance », il y a à la fois itinéraire et errance. C’est sans doute la première fois qu’un océanien raconte ainsi les outre-mer et je dois dire que ces rencontres et ces tâtonnements m’ont profondément enrichi. Ils ont également soulevé quelques questions essentielles. C’est tout cela que j’ai voulu partager.
JCM. Vous écrivez que vous avez pris "conscience qu'un immense dialogue de sourd s'est installé entre la France et ses Outre-Mer.... Que la France refuse de se penser en archipel mondial pour continuer à n'être qu'un Hexagone rabougri, incapable d'assumer sa géographie éclatée et ses champs culturels multiples". C'est un jugement implacable?
WK : C’est malheureusement un constat que d’autres ont déjà fait. La France n’est plus l’Empire colonial qu’elle regrette d’avoir été et elle a choisi d’être un Archipel mondial qu’elle refuse au fond d’assumer. La situation est paradoxale. Il y a des raisons conjoncturelles à cela mais je pense qu’il y a aussi le poids de l’histoire. Les errements de la colonisation ont tellement marqué et meurtri qu’ils ont provoqué notamment chez les jeunes un retour sur soi. Retour à l’Hexagone et l’on pourrait même dire retour à l’intérieur du périphérique parisien. Dans ces conditions, il est difficile d’assumer de manière dynamique et apaisée l’Archipel mondial. Comme si le pays n’arrivait pas à se dépêtrer des démons de la colonisation.
JCM Parler de la France, comme un "pays-monde" a de quoi surprendre au 1er abord, mais quand on approfondit la réflexion et que l'on regarde une carte et que l'on constate que La France est présente aux quatre coins de la planète, sur tous les Océans, en Amérique du sud, dans les Caraïbes, en Amérique du Nord, en Océanie, dans l'Océan Indien, proche du continent africain, dans l'Antarctique, cette appellation est parfaitement justifiée. Il est temps d'aider à ce qu'émerge parmi les décideurs et les citoyens de l'Hexagone, une telle vision. A partir de ce lien avec les territoires ultra-marins, elle permettrait peut-être d'aider à repenser notre rapport au reste du Monde
WK : C’est la suite de la question précédente. La France ne peut plus et ne doit plus être un Empire colonial. Même si elle en avait la tentation, elle n’en a plus les moyens et c’est tant mieux. Elle reste cependant avec les outre-mer, et avec l’aval des populations locales, un « pays-monde » présent partout dans le globe. Comment faire de cette originalité géographique et politique une donnée stratégique pour le pays ? Tout simplement, en apprenant ou en réapprenant l’humilité. La France doit être polynésienne et calédonienne en Océanie, guadeloupéenne, martiniquaise, guyanaise ou de Saint-Pierre et Miquelon en Amérique, réunionnaise et mahoraise dans l’Océan Indien. L’Etat jacobin doit apprendre à se reformuler. Ce regard nouveau sur le monde, cette identité géopolitique permet à une puissance moyenne comme la France, adossée à une communauté forte comme l’Europe, de compter et de peser beaucoup plus dans le monde d’aujourd’hui parce qu’elle est enrichie par ces enracinements multiples. La démarche peut apparaître compliquée pour un Etat qui s’est construit dans le jacobinisme mais c’est un enjeu important pour l’avenir. Les universitaires, les diplomates, les responsables économiques et politiques devraient prendre ce sujet à bras le corps. Je n’ai pas l’impression que l’on avance dans cette direction.
René Maran, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Christiane Taubira, Aimé Césaire et Jean-Marie Tchibaou, parmi d’autres…
JCM Dans votre itinérance d'un océanien dans l'ensemble des territoires ultra-marins, vous nous faites découvrir tout ce que ces territoires pourraient apporter à la France, la Réunion, carrefour des civilisations et les relations apaisées entre toutes les communautés religieuses, la Guyane où se côtoient, la modernité avec Kourou et les traditions millénaires des amérindiens amazoniens, la citoyenneté calédonienne à l'intérieur de la citoyenneté française, la formidable créativité littéraire, cinématographique, musicale dans les sociétés martiniquaises et guadeloupéennes ou "comment être soi-même dans une société héritée de l'esclavage et de la colonisation", Saint-Pierre et Miquelon dont les habitants se désespèrent de constater que l'Hexagone n'a pas conscience que leur présence à quelques encablures du Canada et des Etats-Unis, est une chance pour la France, la Polynésie française, aux dimensions de l'Europe et ses liens avec ses frères océaniens et Wallis et Futuna face à l'émigration de sa jeunesse et aux "vents puissants de la mondialisation pouvant emporter des pans entiers de culture millénaire" .
WK : Vous avez tout dit dans votre question. La position de marginalité mais aussi de fragilité des outre-mer, leurs histoires particulières, le télescopage des cultures et l’engagement des femmes et des hommes ont transformé les outre-mer en véritables laboratoires français éparpillés sur toute la planète et cela, dans beaucoup de domaines. Il faut peut-être simplement que Paris ouvre les yeux et les oreilles pour capitaliser ces apports. C’est sans doute la tâche la plus difficile parce qu’au préalable, il faudrait accepter que la marge puisse être aussi le centre. Et ce n’est pas gagné.
JCM A la lecture du livre, on a envie de vous poser une question: "quelle place pour ces pays et territoires dans un archipel France qui se pense d'abord en Hexagone? Comment être ensemble, quand on est différent?" Question cruciale, mais comment y répondre?
WK : La question me dépasse évidemment. C’est à nos responsables politiques et à nos stratèges de donner des éléments de réponse à ces interrogations sur nous-mêmes. Je me contenterai de suggérer que l’Archipel-France, pour exister vraiment, doit commencer par être tout simplement un archipel, au sens d’Edouard Glissant. C’est-à-dire fondé sur la relation et la gestion de l’altérité. Ce serait une grave erreur de vouloir gérer aujourd’hui un Archipel comme on administrait hier un Empire. Cette révolution-là est à faire.
JCM Le Président Macron qui s'est rendu récemment en Nouvelle Calédonie, au Vanuatu, en Papouasie-Nouvelle Guinée a affirmé avec force l'ambition Indopacifique de la France avec un certain nombre d'annonces, notamment un programme Erasmus du Pacifique ou la mise en œuvre d'une étroite coopération avec la Papouasie-Nouvelle guinée à l’élaboration pour ce pays d’une plateforme-pays sur les forêts, la nature et le climat.
WK : L’axe Indopacifique prôné par le Président Macron est une vision novatrice. Des premiers gestes ont été posés mais pour pérenniser et conforter cette vision, il faudrait repenser complètement les relations entre Paris et les outre-mer et positionner plus clairement le rôle des pays directement concernés : la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie Française, Wallis et Futuna, la Réunion et Mayotte. Ils ne doivent pas être simplement des faire-valoir. Nous aurions souhaité par exemple que les accords signés par la France au Vanuatu et en Papouasie-Nouvelle-Guinée le soient conjointement par le président Emmanuel Macron et par le président Raphaël Mapou. La signature du président calédonien aurait-t-elle dénaturée ces accords ? Pas du tout. C’est même le contraire mais cela oblige en amont un dialogue et une coopération plus étroite entre Paris et Nouméa, même sur des compétences de souveraineté. Cela oblige aussi les pays d’outre-mer à se réorganiser et sortir de leur nombrilisme mais au bout du compte, l’Archipel-France devient ici un acteur océanien majeur et cela ne peut que renforcer l’Axe Indopacifique.
JCM Vous avez créé avec l'appui de France Télévisions le FIFO (festival international du film océanien) en Nouvelle Calédonie, permettant de faire vivre par le film et le documentaire, la richesse des peuples de l'Océanie. Puis est venu le FIFAC (festival international du fil amazoniens et caribéen) en Guyane. Et avant la COVID, il était prévu la création d'un même type de festival dans l'Océan indien. Cet engagement de France Télévisions est remarquable, tout comme sa présence dans tous les territoires utra-marins par des rédactions propres à chaque territoires. Certes France Info diffuse chaque jour des bulletins d'informations consacrés à ces territoires, mais ne serait-il pas nécessaire qu'il y ait une diffusion plus importante de ce qui se passe dans ces territoires dans les différentes chaînes du service public? Ne faudrait-il pas diffuser en France comme nous l'avons fait avec Planète Jeunes Reporters, des films primés au FIFO ou au FIFAC? Ne serait-il pas intéressant d'avoir au cours de l'année, à une heure de grande écoute, une émission consacrée à la créativité des Outre-Mer ?
WK : Le FIFO est né du constat fait il y a plus de 20 ans que plus il y a de chaînes de télévisions, plus il y a d’offres numériques disponibles dans nos îles et moins on voit l’Océanie. Nous disparaissions tout simplement du paysage audiovisuel. Aujourd’hui, on pourrait rajouter les GAFA et le constat est encore plus dramatique. D’où le FIFO, les FIFO hors les murs et les partenariats avec d’autres Festivals. D’où le FIFAC et peut-être cette année le Festival de l’Océan Indien. Ces combats menés avec les professionnels de nos régions doivent être poursuivis. Sur le plan national, France Télévisions a signé dès 2019 un Pacte de visibilité des outre-mer avec plusieurs engagements : présence dans les journaux, les fictions, les premières parties de soirée, le numérique… C’est un document et un engagement très important du groupe public qui permettent d’accueillir les projets que vous mentionnez. Je dirai qu’il faut là-aussi continuer le combat. Les journalistes, les réalisateurs et les diffuseurs doivent relever le défi. Ils doivent comprendre, et cela ne concerne pas seulement le service public, qu’ils travaillent pour un Archipel-France et non pour « un Hexagone rabougri ». Et que c’est par ailleurs une manière de mieux comprendre à la fois la France et le monde.
JCM Que pensez-vous des propos de Yves Bigot, Président de la fondation des Alliances françaises dans le Hors-série de l'Eléphant qui écrit "La France est le seul pays qui ne s'intéresse pas à la francophonie" et qui fait que les français "ne mesurent pas combien la Francophonie et la langue française sont notre force". Pour lui et nous y adhérons complètement, "La conscience de la force de la francophonie est notre avenir" et " Pour la nouvelle génération, la Francophonie représente un avenir culturel et géopolitique, et un futur économique crucial".
WK : L’opinion d’Yves Bigot est malheureusement partagée par tous ceux qui s’intéressent à la francophonie. Je ne peux pas m’exprimer au nom de la jeunesse mais je veux simplement raconter qu’ici, en Nouvelle-Calédonie, j’assiste souvent à des cérémonies coutumières kanak qui se déroulent en français. C’est un français dont les mots ont été méticuleusement choisis, avec un rythme et un ton qui épousent le rituel coutumier et parfois, comme par surprise, une phrase ou une expression kanak surgit… avant que le discours ne se poursuive. Il n’y a aucune hésitation : nous sommes bien dans une cérémonie coutumière kanak et on y parle bien le français d’ici. Je ne peux que bien aimer cette langue qui arrive à s’insérer dans la tradition kanak pour dire les choses les plus intimes de notre culture. Tout en respectant ce que nous sommes, y compris nos 28 langues kanak.
JCM Vous parlez également de la francophonie en notant "que ces français d'Outre-Mer dispersés dans le monde entier, ont développé un français qui, à l'intérieur dialogue tous les jours avec la cinquantaine de langues régionales de ces pays et, à l'extérieur, se frotte aux grands ensembles anglophones, hispanophone et lusophone qui les entourent". En 2024 se tiendra dans l'Hexagone, le sommet de la Francophonie. N'est-ce pas là une opportunité pour la France de mettre en lumière, ces français d'Outre-Mer? Lors de son séjour au Vanuatu, seul Etat indépendant francophone, le Président de la République a souhaité lors de ce sommet, réafirmer l'ambition indopacifique, l'ambition océanienne de la Francophonie.
WK : Les outre-mer ont été exclus de la dynamique francophone parce que leur situation et leur statut font qu’ils sont souvent perçus comme « ni tout à fait français, ni tout à fait étranger ». La Nouvelle-Calédonie a commencé à intégrer l’organisation mais le prochain sommet de la Francophonie, surtout s’il se déroule en France, devrait mettre en lumière les différentes expériences de « ces français qui ne sont pas en France ». Ils sont au cœur même des enjeux de la francophonie. Ils vivent et inventent chaque jour des stratégies à la fois de survie et d’ouverture aux autres. La question linguistique est essentielle mais elle n’est pas la seule.
JCM On parle de la Francophonie, mais ne serait-il pas plus judicieux de parler des Francophonies, tant les pays francophones et la France elle-même sont le creuset de nombreuses langues régionales ?
WK : De toute façon, la francophonie ne peut être que plurielle parce que chaque situation est si particulière. C’est exactement ce que nous vivons dans les outre-mer. La société créole est une fulgurance qui, en se renforçant, a fait émerger d’immenses personnalités culturelles française et francophone : René Maran, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau ou Aimé Césaire pour ne citer que ceux-là. Il faut avoir assisté à une intervention de Christiane Taubira sans note à l’Assemblée Nationale pour saisir ce que le maelstrom culturel guyanais de langues et de culture peut produire de beau. En Océanie, les voix de Chantal Spitz, Titaua Peu ou Dewe Gorodey, irriguées par nos cultures ancestrales et nos langues multiples se sont imposées. Et je ne parle pas de Jean-Marie Tjibaou dont le président Mitterrand écrivait que c’est « un homme dont les mots vont plus loin que les mots ». Malgré des situations spécifiques, les outre-mer ont été et sont toujours le théâtre d’une bataille capitale : celle du français confrontée aux cultures du monde. Il y a eu la colonisation et aujourd’hui, nous vivons l’Archipel. Nous parlons le français parce que cette langue a été capable de s’adapter, s’imbiber, comprendre et exprimer nos histoires, nos cultures et nos complexités. Nous parlons le français parce que cette langue ne nous dénature pas mais peut au contraire nous sublimer. C’est sa force et sans doute son avenir. Le jour où les jeunes kanak et calédoniens estimeront que le français est une menace pour eux-mêmes, ils choisiront une autre langue. Ce que vivent les outre-mer sont donc au cœur même des défis de la francophonie.