Propos recueillis par Jean-Claude MAIRAL
Jean-Paul Jouary, né à Arzeu (Algérie) le 21 mai 1948, est un philosophe et essayiste français. Professeur de chaire supérieure, agrégé et docteur en philosophie, il enseigne à Paris et Abidjan. Il a publié une trentaine de livres et de nombreux articles de philosophie des sciences, de philosophie politique et sur l’histoire et l’enseignement de la philosophie. Citons notamment, "Je vote donc je pense : la philosophie au secours de la politique", Toulouse, Éditions Milan, 2007, "Diderot face à Galilée et Descartes", Éditions SCEREN, CNDP-CRDP, 2011,"Rousseau, citoyen du futur", Le livre de poche, 2012, "Mandela, une philosophie en actes", Le livre de poche, 2014, "La Parole du mille-pattes, Difficile démocratie", Les Belles Lettres, coll. « Encre Marine », 2019, "Le supplément au voyage de Diderot, pour une découverte de sa philosophie", Editions Silvana Editoriale, 2019, "Vivre et penser dans l'incertitude", Editions Flammarion, 2021. Il a aussi écrit sur l’art paléolithique et sur la gastronomie. Citons, "Ferran Adria, l'Art des Mets. Un philosophe à elBulli," Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2011, "Préhistoire de la beauté. Et l'art créa l'homme, Bruxelles", Les Impressions Nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2012, "Akrame, Instincts," Editions Alain Ducasse, 2016, "Le futur antérieur. L'art moderne face à l'art des cavernes", Editions Beaux Arts, 2017, "Art paléolithique, spectacles immersifs, Editions BeauxArts, 2022". Jean-Paul jouary est également le commissaire de la Galerie de l'Imaginaire dans le Centre LascauxIV.
I-Dialogos : Jean-Paul jouary, depuis très longtemps votre réflexion philosophique porte sur la démocratie. Manifestement ce que l'on entend par démocratie est en crise profonde à travers le Monde où une partie des populations ne fait plus confiance aux instances élues et aux politiques. L'on voit des autocraties prendre le dessus dans un certain nombre de pays. De quoi ces phénomènes sont-ils les symptômes?
Jean-Paul JOUARY : Nous assistons à l’aggravation d’une crise profonde de la démocratie. Là où cette conception de la société est proclamée depuis longtemps, on voit se développer à la fois un essor de l’abstention et des votes antidémocratiques, qui côtoient des formes de contestation extérieures aux formes politiques traditionnelles. Cela dit, cette crise ne m’apparaît pas comme une crise de la démocratie en général. On l’oublie souvent, mais on doit distinguer deux dimensions de la démocratie. Il y a celle des droits individuels et collectifs, la séparation des pouvoirs, l’ensemble des libertés qui permettent et garantissent l’action, le débat et l’expression de tous. Cette dimension-là n’est pas en crise : ceux qui en bénéficient tiennent à la conserver, et ceux qui en sont privés cherchent par tous les moyens à la conquérir. Deuxième dimension : la démocratie, « pouvoir du peuple », suppose une possibilité pour les citoyens de décider collectivement sur ce qui concerne leur destin. C’est cette dimension qui connaît une crise profonde : comment parler encore de « démocratie représentative » lorsque les institutions permettent d’imposer des décisions rejetées par l’immense majorité des citoyens comme c’est fréquent, y compris en France. Pour des raisons qui tiennent à la fois aux institutions, aux modes de scrutin et aux comportements des partis politiques, les « représentants » ne représentent plus alors le peuple, et celui-ci, se sentant dépossédé de sa souveraineté, réduit à l’impuissance, oscille entre l’abstention, le refuge dans des votes antidémocratiques et des révoltes qui peinent à se traduire politiquement. J’ajoute que ce spectacle, qui a abouti aussi bien à Trump qu’à Bolsonaro, comme à la poussée de l’extrême droite dans pratiquement tous les pays européens, sert d’argument aux régimes autoritaires comme la Chine, la Russie, la Turquie, les pays du Golfe et bien d’autres en Asie ou en Afrique. Cela donne une responsabilité particulière à toutes celles et ceux qui aspire à développer la démocratie, partout, sur la base d’un large débat public. Il est urgent de rendre la démocratie efficace et désirable.
I-D : Est-ce que l'on ne trouve pas une réponse à ces crises démocratiques dans votre livre fort intéressant, "La parole du mille-pattes, difficile démocratie"? Au premier abord cela surprend de lire cette référence au mille-pattes.
JPJ : Aucun livre ne saura jamais répondre à lui seul à des problèmes aussi massifs : seuls les peuples en ont la capacité, à condition de s’en donner les moyens et d’en débattre librement. Un philosophe ne peut prétendre que proposer quelques réflexions pour nourrir ce débat. Le titre du livre que vous citez reprend un proverbe de Côte d’Ivoire (où j’enseigne depuis une dizaine d’années parallèlement à ce que je fais à Paris) : « C’est avec de bonnes paroles que le mille-pattes traverse un champ fleuri de fourmis ». Il ne pourrait le faire en force, mais il réussit grâce au dialogue. Cela rappelle que si le vote est bien sûr important en démocratie, ce qui est plus important encore c’est le débat public qui précède le vote. Car c’est dans le débat que chacun découvre les idées des autres mais aussi approfondit ses propres idées. En ce sens, il faut bien admettre que les médias et tout particulièrement les réseaux sociaux intercalent entre soi et soi-même une foule de représentations qui ne peuvent tenir lieu de véritables dialogues ; toutes les démagogies, toutes les rumeurs sont élevées au même niveau que les questions de fond, et la parole de chacun finit par s’effacer, et en tout cas ne plus peser sur le cours des choses. A ce sujet, il faut rappeler que c’est par le débat collectif et les décisions collectives que tous les humains ont procédé pendant dans dizaines de millénaires sans doute : pour décider et pour juger, tout le groupe se réunissait pour des palabres où femmes et hommes intervenaient jusqu’à la décision commune. On oublie trop souvent que la démocratie ne fut pas inventée à Athènes dans l’Antiquité, où elle resurgit dans un monde peuplé d’esclaves et de femmes opprimées. Sur tous les continents, pendant l’essentiel de l’histoire humaine, il fut inconcevable qu’un individu ou quelques individus possèdent le privilège de décider à la place du groupe. En Afrique par exemple, mais aussi dans les Amériques et en Asie, tous les peuples ont vécu selon des coutumes de ce type.
I-D : Dans ce livre et c'est rare pour le souligner quand on parle de démocratie, vous faites un détour par l'Afrique et des références à Mandela. C'est que vous pensez que le continent africain peut nous apporter une nouvelle vision et pratiques de la démocratie?
JPJ : Dans mon livre sur Mandela, j’ai expliqué comment il a pu réinventer la politique en puisant dans les coutumes ancestrales de l’Ubuntu, ensemble de principes prônant à la fois le partage, l’égalité, les décisions collectives, la substitution de la réconciliation aux punitions. C’est dans le souvenir des pratiques tribales de son enfance qu’il a trouvé le principe « vérité et réconciliation » admiré dans le monde entier, et qui a fondé l’Afrique du sud « arc-en-ciel » de façon pacifique. Ubuntu a pu être traduit par « je suis parce que nous sommes » : primauté de l’intérêt commun sur l’intérêt individuel. Rechercher dans le passé de quoi réinventer un futur meilleur a permis de dépasser les pratiques et institutions inhumaines imposées par les colonisateurs. Mandela n’a pas rejeté la démocratie comme culture occidentale vantée par les puissances impérialistes, comme le font certains leaders de pays décolonisés pour conforter leur pouvoir autoritaire (comme on a pu justifier le totalitarisme hier en URSS par exemple au nom du rejet de la « démocratie bourgeoise »), mais il a au contraire réinventé la démocratie en faisant de la société sud-africaine une démocratie exemplaire, bien plus démocratique que ce que l’on trouve dans les pays occidentaux. Le moderne ne se trouve pas forcément là où l’on croit. Or il se trouve que l’on trouve des traditions équivalente à l’ubuntu en Asie, en Amérique du nord et du sud et dans toute l’Afrique, j’ai tenté de le montrer. Il faut à la fois reconnaître la particularité de chaque société, de chaque culture, et affirmer la portée universelle des principes qui fondent l’idée même de démocratie. La démocratie a ainsi une portée universelle, sans qu’on puisse en trouver ou en exporter de modèle singulier. Ce n’est pas parce que les mathématiques abstraites sont apparues en Grèce qu’elles ne valent que pour les Grecs. Certaines valeurs peuvent être posées comme universelles, comme valant pour tous (Mandela en a fait inscrire trente-quatre qu’aucune loi ne peut contredire), quelles que soient les traditions, les coutumes, les particularités de chaque pays. La liberté d’expression, l’égalité homme/femme, l’antiracisme, l’abolition de la peine de mort, le refus de toute discrimination liée aux choix sexuels ou religieux, le droit de vote universel, l’interdiction de l’esclavage ou de l’excision, etc. sont bons pour toute société, tout être humain.
I-D: face à la crise de la démocratie délégataire, on avance les pratiques de démocratie participative, de démocratie citoyenne, de tirage au sort, de e-démocratie, les termes se multiplient, est-ce une manière de ressourcer la démocratie ou n'est qu'un palliatif qui fondamentalement, ne règle pas la crise démocratique?
JPJ : Effectivement, comme en écho à la crise de la démocratie dite représentative on voit un peu partout fleurir des pratiques innovantes plus ou moins efficaces ou réalistes, mais qui ont l’immense mérite de ne pas en rester aux caricatures de démocratie existantes, de ne pas se résigner, de refuser de disqualifier l’idée même de démocratie avec toutes les conséquences qui en résultent en termes de menaces totalitaires. Certains peuples, comme en Suisse ou dans le Rojava kurde, ont inventé des formes démocratiques qui combinent la représentation parlementaire et le recours aux référendums d’initiative citoyenne. Il me paraît évident que la « démocratie représentative » sous ses formes actuelles ne suffira pas à réanimer la démocratie citoyenne. Tout ce qui peut expérimenter, inventer, améliorer est bon à prendre, même si l’objectif essentiel doit demeurer une refonte des formes institutionnelles de la démocratie.
I-D : Avec I-dialogos, nous souhaitons mener une réflexion ouverte sur la réalité du Monde, renouvelée et innovante de la démocratie. Avec une démarche pragmatique. Que conseilleriez-vous pour que nous réunissions ce pari?
JPJ : Il y a sans aucun doute mille choses à inventer et à initier dans une foule de domaines de la vie sociale de chaque pays. Mais pour ce qui concerne la démocratie, il me semble très utile et sans doute efficace de débattre de ce qui est universel dans les principes de la démocratie, tout en enracinant dans l’histoire de chaque peuple les formes particulières de son exercice institutionnel. Il est plus que jamais nécessaire d’initier des débats par-delà les frontières, entre acteurs divers de la vie citoyenne et intellectuelle. C’est avec esprit d’ouverture qu’I-dialogos peut y contribuer sous toutes les formes possibles, y compris par des contributions écrites à destination de la presse et des autres médias du plus grand nombre possible de pays.
Un grand colloque avec la participation d’intellectuels, de responsables et militants associatifs d’une grande diversité de nombreux pays différents pourrait donner visibilité à cette démarche, en veillant aussi à la diversité des sensibilités. Pour I-dialogos, rien ne serait plus grave que d’apparaître comme une association fondée sur des engagements idéologiques et politiques a priori.
Interview conduite par Jean-Paul MAIRAL / le 10.01.2023