Guerre Israël-Hamas : le regard de l’écrivaine libanaise Dominique Eddé

Le texte que l'écrivaine libanaise, Dominique Eddé, vient de publier le 31 octobre denier, dans le journal français Le Monde, est particulièrement pertinent. 

Il est temps en effet de sortir, comme elle l'écrit, du "nous contre eux", d'en finir, comme je l'écrivais dans un texte précédent ,de cette guerre à mort pour la possession exclusive de "la Terre sainte", de "la Terre de la bible". 

Et de lui substituer le "eux et nous", de faire de la Palestine une terre partagée où chacun pourra vivre en paix et en sécurité où les drapeaux israélien et palestinien flotteront côte à côte. De marcher dans les pas de MANDELA qui, malgré les affres et les monstruosités de l'apartheid et les souffrances des peuples noirs, a voulu et su construire la Nation arc en ciel de l'Afrique du Sud. 

Nous avons été horrifiés par le massacre et les monstruosités commis le 7 octobre par le Hamas contre des enfants, des jeunes, des femmes et des vieillards dont nombreux, il faut le rappeler, s'opposaient au Gouvernement de Netanyahou et défendaient les droits des palestiniens. 

Nous pleurons de voir chaque jour ces enfants, ces jeunes, ces femmes et ces vieillards de Gaza, mourir sous les bombes. Les uns ne doivent pas faire oublier les autres. 

C'est pourquoi, en France notamment, nous avons la responsabilité, non d'opposer les victimes selon l'appartenance à un camp, c'est à dire d'être dans "le nous contre eux", mais au contraire de construire le "nous et eux". 

Qui, parmi les politiques, les syndicalistes, les responsables d'associations aura le courage et la détermination d'appeler à un vaste rassemblement pour la paix et la fraternité où se côtoieront les drapeaux israéliens et palestiniens ? 

Jean-Claude MAIRAL, co-président de I-Dialogos, 19-11-2023


Biographie de Dominique Eddé

Le “nous contre eux” signe fatalement le début de l’obscurantisme et de la cécité »

« La grande majorité des hommes ne saurait résister à un meurtre sans danger, permis, recommandé et partagé avec beaucoup d’autres », écrivait le Prix Nobel de littérature (1981) Elias Canetti [1905-1994] dans Masse et puissance (Gallimard, 1960). Cette phrase résume le tragique de la condition humaine. 

Elle nous renvoie au rôle décisif de la « petite minorité » restante quand vient l’heure de la meute et de la fusion. Elle nous met en garde contre les raisonnements tribaux, adaptés au confort de nos identités de naissance. Que nous soyons Israéliens ou Palestiniens, Libanais, Syriens, juifs ou musulmans, chrétiens ou athées, Français ou Américains, nous ne nous méfierons jamais assez du recours au « nous contre eux », qui signe fatalement le début de l’obscurantisme et de la cécité. 

Or l’emploi de ces trois mots enregistre à l’heure qu’il est des records terrifiants, d’un bord à l’autre de la planète. Et il se répand à une vitesse si foudroyante qu’il emporte les têtes, comme un ouragan des maisons. 

Le carnage barbare du Hamas, le 7 octobre, n’a pas fait que des milliers de morts et de blessés civils israéliens, il a jeté une bombe dans les esprits et dans les cœurs, il a arrêté la pensée. 

Il a autorisé le déchaînement des passions contre les raisons et les preuves de l’histoire. 

Ce déchaînement peut se comprendre là où manquent les moyens de savoir, d’un côté comme de l’autre. 

Là où la douleur est écrasante. Il est inacceptable chez les puissants : là où se déclarent les guerres, là où se décident les chances de la paix. 

Que s’est-il passé pour qu’un jeune homme qui, dans les années 1980, lançait des pierres pour se faire entendre d’une armée d’occupation toute-puissante soit devenu le père d’un autre jeune homme réduit à commettre un massacre de civils pour exister ? 

Il s’est déroulé en silence, une décennie après l’autre, au mépris des consciences, à l’abri des regards, un processus de sabotage et de destruction du peuple palestinien qui apparaît, avec le recul du temps, comme celui d’une épuration ethnique. 

Et ce meurtre collectif, auquel auront collaboré tous ceux qui l’ont permis ou encouragé, au premier rang desquels une majorité de régimes arabes, a enfanté l’horreur à laquelle nous assistons aujourd’hui. Nous ne nous trouvons pas face à un début, mais face à un terme. Le terme d’un long processus de décomposition et de démembrement qui aura dépecé la région tout entière et signé la défaite colossale de tous les acteurs concernés. 

Perdre la raison 

Ce qui est à présent largement reçu en Occident comme une attaque de la barbarie contre la civilisation, bloc contre bloc, est en réalité le terrible exutoire de l’horreur quand toutes les autres issues ont été bouchées. 

Qui nous dira qu’une paix fondée sur le maintien et l’extension de la colonisation n’est pas une imposture, un crime ? 

Qui nous dira qu’un peuple, d’abord nié dans son existence, puis écrasé pour survivre, trahi de tous côtés, y compris par l’autorité censée le représenter, n’a pas quelque raison de perdre la raison ? 

Le salut d’Israël passe par sa main tendue au peuple qu’elle colonise. Que ceux qui pensent que les Gazaouis sont des animaux découvrent leur humanité et leur vie au jour le jour, décrite par la journaliste israélienne Amira Hass, dans son livre publié en 1996, Boire la mer à Gaza. Chronique 1993-1996 (La Fabrique, 2001). 

Qu’ils lisent son adresse à l’Allemagne, publiée dans le quotidien Haaretz, le 16 octobre : « L’Allemagne, écrit Hass, fille de parents internés dans les camps, fait un “chèque en blanc” à un Israël blessé, souffrant, avec un permis de pulvériser, détruire et tuer sans retenue, qui risque de nous emporter tous dans une guerre régionale, si ce n’est une troisième guerre mondiale… » 

L’islamisme djihadiste est une plaie ? C’est le moins que l’on puisse dire. 

Mais combien de temps encore va-t-on faire semblant que le triomphe des talibans est sans rapport avec la politique américaine et que l’apparition de l’organisation Etat islamique est sans rapport avec les deux guerres du Golfe, dont la seconde est construite sur un mensonge monté de toutes pièces ? 

L’ex-président des Etats-Unis Barack Obama lui-même l’a reconnu expressément. « L’[organisation] Etat islamique est une excroissance directe d’Al-Qaida en Irak à la suite de notre invasion de ce pays », confie-t-il à Vice News, en mars 2015. 

Qui nous dira que le Hezbollah est sans rapport avec l’invasion israélienne de 1982, date de sa création à titre de mouvement de résistance ? 

Qui nous dira, en examinant de près la montée du Hamas, qu’elle n’est pas cofabriquée par les artisans du Grand Israël de l’après-Yitzhak Rabin [assassiné en 1995]

Qui nous dira ce qu’il faut répondre aux gens démunis, dépossédés de tout, jetés sur les routes, quand ils s’en remettent aveuglément au Dieu qu’on leur vend à bas prix ? 

La survie et la sécurité d’Israël ne peuvent plus se négocier entre les quatre murs du capitalisme sauvage, de l’arrogance et de la toute-puissance militaire. Ni l’argent ni les armes ne feront taire les vaincus. Ces derniers n’auront plus les moyens de répondre ? Si, ils sortiront cette arme redoutable qu’est la passion de Dieu sans Dieu. Et celle-ci s’exercera sur tous les territoires qu’elle trouvera sur son chemin. Pression infernale 

Pour assurer son existence dans la durée, Israël doit renoncer à l’anéantissement de Gaza et à l’annexion de la Cisjordanie. Son avenir ne peut pas lui être assuré par l’expulsion, l’extermination, la conquête du peu de territoire qui reste. Il ne peut l’être que par un changement radical de politique. Un renoncement à la logique de l’affirmation de soi par la supériorité militaire et la négation de l’autre. 

Alors, les esprits ignorants ou bornés du monde arabo-musulman prendront mieux la mesure de ce temps de l’horreur absolue que fut la Shoah. Il sera enfin enseigné et transmis aux nouvelles générations. 

Nous apprendrons, de part et d’autre, que pas une histoire ne commence avec soi. On ne détruira pas les islamistes radicaux à coups de déclarations de guerre, on les affaiblira en leur ôtant, une par une, leurs raisons d’exister et d’instrumentaliser l’islam. 

Ce sera long ? Oui. Mais qu’on nous dise, quel autre moyen a-t-on d’éteindre un incendie sans frontières ? C’est en retirant ses « prétextes » à la mauvaise foi générale qu’on fera peut-être advenir la paix à laquelle aspire désespérément le plus grand nombre. 

Les psychothérapeutes savent ce que les politiciens s’abstiennent de prendre en compte : formuler la souffrance de l’autre, son humiliation, l’aider à dire son cri, sa rage, sa haine, c’est les désamorcer. 

C’est d’un combat contre la haine qu’il s’agit désormais. Il engage chacun de nous, si l’on veut donner une chance aux prochaines générations. 

Que les dirigeants israéliens et leurs soutiens aveugles renoncent à leur domination brutale, satisfaite et sans partage de ce lieu explosif qu’est la « Terre sainte »

Que les Arabes, les musulmans, les défaits de l’histoire n’oublient pas qu’en versant dans l’antisémitisme ils se salissent, ils tombent dans un mal qui n’est pas le leur, ils se retournent contre eux-mêmes. 

Qu’ils s’élèvent, bien sûr, contre le massacre en masse qui est en cours, mais qu’ils ne privent pas les familles israéliennes endeuillées de leur compassion, qu’ils ne confondent pas leur révolte avec le fantasme de la disparition d’Israël. 

N’oublions pas, nous autres Arabes, que nous avons massivement contribué à notre malheur. 

N’oublions pas qu’en matière d’horreur nous avons enregistré sur nos sols, depuis 1975, une série abominable de massacres. 

Du Liban à la Syrie, à l’Irak, nos prisonniers ont été enfermés dans des conditions atroces. Des femmes, des hommes ont été torturés, sans que nous sachions les défendre. Nos mémoires, nos cerveaux, nos âmes ont été torturés. Nos cultures. Notre histoire millénaire. 

Aucun de ces pays n’est parvenu à résister aux manipulations internes et externes, à la pression infernale des grandes puissances, à la sinistre alliance de la corruption, du mépris des pauvres et de la plus abusive des virilités. 

Nous ne pouvons plus relever la tête à coups de slogans et de doléances exclusivement dirigés contre Israël. L’avenir ne consiste pas à revendiquer ce que l’on a perdu, mais à examiner ce qui reste à sauver. Israël existe. De ce qui fut un mal pour beaucoup d’entre nous peut sortir un bien pour tous. 

Un chantier gigantesque 

Ne ratons pas ce terrible et dernier rendez-vous. Souvenons-nous que la vie, la mort, le jour, la nuit, la douleur, l’orphelin, la terre et la paix se disent pareil en arabe et en hébreu. Il est temps pour chacun de nous de faire un immense effort si nous ne voulons pas que la barbarie triomphe à nos portes, pire : à l’intérieur de chacun de nous. 

Le chantier est gigantesque ? Oui. Il implique un changement d’acteurs politiques. Oui. 

C’est trop tôt ? Non. 

C’est un rêve ? Oui, mais qu’on me dise s’il est un autre scénario qui ne soit un cauchemar. 

En conclusion de son livre, La Question de la Palestine (1979, Actes Sud, 2010), Edward Said écrivait : « La Palestine est saturée de sang et de violence… La question de la Palestine est malheureusement vouée à se renouveler sous des formes que l’on ne connaît que trop bien. Mais les peuples de Palestine – arabes et juifs –, dont le passé et l’avenir sont inexorablement liés, sont eux aussi appelés à se renouveler. Leur rencontre n’a pas encore eu lieu, mais elle va advenir, je le sais, et ce sera pour leur bénéfice réciproque. » C’était en 1980. 

Le temps est peut-être venu pour chacun, chacune d’entre nous de faire son travail de colibri, de préférer le convoi menacé de l’humanité au bolide des idées ressassées. 

Que ceux qui en ont le pouvoir fassent pression sur Israël pour mettre immédiatement un terme au supplice que son armée inflige aux Gazaouis, à son acharnement sauvage et suicidaire sur un territoire saturé de malheurs, attaqué de partout et sans portes de secours. 

Tous les destins des pays voisins sont liés. C’est précisément ce message que les puissances étrangères feignent de ne pas comprendre : la région demande à être traitée comme un seul et même corps gangrené, mortellement blessé. 

A répéter le passé au lieu d’en mettre en marche un nouveau, on risque fort de sacrifier le projet prioritaire de ce XXIe siècle : la survie de l’espèce humaine. 

Dominique Eddé, écrivaine et essayiste libanaise est notamment l’autrice d’« Edward Said. Le roman de sa pensée » (La Fabrique, 2017).