Frédéric Gilli est statisticien-économiste, professeur à l’École urbaine de Sciences Po et directeur associé de Grand Public, agence spécialisée dans la participation citoyenne. Co-fondateur de la revue metropolitiques.eu, prix du Jeune urbaniste en 2010, il a conduit des travaux et plusieurs publications sur les enjeux d’innovation et de développement dans les territoires. Auteur d’ouvrages sur le Grand Paris et les questions démocratiques (La Promesse démocratique, 2022, Armand Colin), il vient de publier avec Aurélien Delpirou et Martin Vanier l’atlas La France en perspectives, imaginer 2050 (Éditions Autrement, 2024).
Un texte intéressant qui appelle à dialoguer et à refaire de la politique avec, au coeur, la démocratie citoyenne. Jean-Claude MAIRAL
Pour s’opposer au repli mortifère du RN, une seule chose est nécessaire et urgente : refaire de la politique. Retrouvons-nous, regardons en face la diversité de nos vies, discutons ensemble de l’avenir à construire collectivement. Il devient décisif d’associer les citoyens aux choix qui les concernent, pour produire la volonté générale qui peine à s’exprimer.
Un pays est à reconstruire. C’était déjà le cas avant les élections et les urnes traduisent en réalité un constat simple : le vieux XXe siècle n’en finit plus de craquer et le pays ne parvient pas à écrire la suite de sa propre Histoire.
Ce n’est pas un coup de semonce isolé. Pendant la crise des « Gilets jaunes » puis la Covid, déjà, des doutes anthropologiques puissants affleuraient : qui sommes- nous, à quoi servons nous, où et avec qui vivons-nous ? Avant même de se pencher sur le détail des programmes et des mesures, c’est à ces questions qu’il s’agit de répondre pour imaginer l’avenir. En effet, faute de repères clairs et d’une volonté générale partagée par tout le monde, chacun subit les vagues avec le sentiment de ne jamais bénéficier de la solidarité qui fait la fierté de ce pays et à laquelle, normalement, chaque citoyen à droit. Au final, un sentiment d’injustice grossit et le pays se désunit comme un radeau aux planches mal ficelées.
Contrairement à ce que l’on peut lire, le pays n’est ainsi pas « coupé en deux » avec deux France qui se feraient face. Malgré la richesse globale de la nation, le pays se désagrège lentement faute de capacité des dirigeants politiques, économiques ou associatifs à faire vivre au quotidien les valeurs et les espoirs qui rassemblent les citoyens et rendent chacun plus fort. Il n’est pas anodin de constater que, lorsque l’on interroge les habitants sur leur vision de leur territoire ou du secteur dans lequel ils travaillent, la même interrogation revient de façon lancinante : ils se demandent « où va la France ? » Ce que dit le moment, c’est qu’il est temps pour chacun de refaire de la politique, partout.
L’urgence à discuter collectivement de tous ces sujets est d’autant plus forte que les habitants perçoivent les défis qui s’annoncent dans les prochaines années[1] – et qui sont déjà largement engagés : que ce soit le changement climatique, l’avènement de l’IA, les problèmes liés à la grande dépendance des personnes âgées, les difficultés récurrentes à faire toute leur place aux jeunes de ce pays, nos vies sont d’ores et déjà bouleversées et un doute très fort s’exprime quant à la capacité de nos dirigeants à peser sur le cours des choses. À force de clamer que la politique ne peut rien face aux marchés ou qu’il n’y a pas d’alternative aux perspectives économiques ou climatiques édictées par les experts, les élus ont perdu tout crédit.
Il ne faut donc pas se tromper de diagnostic : derrière l’exaspération et la colère, ce ne sont pas des Gaulois réfractaires qui s’expriment mais plutôt une forte demande de changement qui ne trouve pas de débouché. Derrière le besoin d’ordre et d’autorité, ce n’est pas une attente de caporalisation qui se cache mais plutôt une demande que le pouvoir du peuple et de ses représentants soit réaffirmé c’est-à- dire, au sens propre, une attente de démocratie.
Ailleurs sur la planète, voilà longtemps que les murs du XXe siècle sont tombés. En France, au cœur de la « vieille Europe », des oripeaux de modernité ont pu laisser croire que, nous aussi, nous avions enfin plongé dans le nouveau siècle. Après tout, le pays innove, attire des investisseurs, gagne des prix Nobel et des médailles... Et pourtant, force est de constater que les habitants n’y trouvent pas leur compte. Alors qu’ils ont successivement voté pour « la rupture », « le changement » et pour des « révolutions », il se plaignent explicitement de ne pas être assez écoutés par leurs dirigeants. Faut-il que notre système politique soit devenu pernicieux pour que nous ne voyions plus nos propres atouts ? Faut-il que notre démocratie dysfonctionne pour que nous nous sentions si impuissants comme peuple ?
Le paradoxe où nous sommes rendus est ainsi que, partout, dans les entreprises, les associations, les territoires, les citoyens vivent les deux pieds dans le XXIe siècle et qu’ils n’ont pas d’espace politique pour refléter les questions lourdes de sens qu’ils se posent. Il y aurait pourtant beaucoup à entendre dans ce qu’ils disent et dans les interrogations qu’ils portent pour inventer la France de demain... à commencer par se convaincre collectivement que ce pays a un avenir et qu’il le tient entre ses mains, entre nos mains à tous.
N’en déplaise aux déclinistes de tous ordres, la France ne manque ni de ressources, ni d’éléments d’espoir à partager. Lorsque l’on conduit une analyse précise et détaillée des différentes mutations engagées dans le pays et des défis à relever d’ici 2050, on observe ainsi que le pays est loin d’être pris dans une situation où il n’y aurait « pas d’alternative ».
La France n’a pas un problème de ressources mais un problème d’affectation de ces ressources.
Quand on évoque l’avenir, les chiffres qui s’accumulent peuvent impressionner : à chaque fois, des centaines de milliards à trouver pour soutenir notre école, pour sauver nos hôpitaux, pour construire nos centrales, pour remettre à niveau nos infrastructures ferrées, pour isoler nos maisons et nos bâtiments... Mais on oublie de dire que, dans le même temps, notre pays produira plus de 100 000 milliards d’euros de richesses et investira au moins 20 à 30 000 milliards d’euros d’ici 2050. Concrètement, la France n’a pas un problème de ressources mais un problème d’affectation de ces ressources... c’est-à-dire un problème de choix et de capacité à les imposer : un problème politique.
Si l’on considère par exemple nos façons de vivre ensemble : entre les enfants qui s’émancipent, les parents séparés, ou l’augmentation des personnes âgées dépendantes, nous serons de plus en plus « solo » à l’échelle de notre existence. Cela alimente une crainte vis-à-vis de l’avenir mais cela ne veut pourtant pas dire que nous serons forcément plus « seuls » qu’aujourd’hui : il nous revient d’inventer les cadres (lois, bâtiments, espaces publics, aides sociales) qui nous permettront d’être bien accompagnés dans toutes nos transitions de vie et, pour cela, de repenser une partie des aides sociales ou de réallouer différemment les subventions aux entreprises et collectivités pour qu’elles accompagnent mieux les jeunes, les mères seules ou les aidants familiaux, par exemple. De la même manière, la forêt des Landes telle que nous la connaissons va disparaître, comme les vergers du Sud-Ouest ou de la Vallée du Rhône ou une partie de nos vignobles tels que nous les connaissons, mais nous pouvons anticiper ces évolutions et choisir ensemble d’accompagner les agriculteurs et les territoires concernés dans le développement de nouvelles pratiques.
C’est évidemment la même chose pour nos villes et nos villages : si nous décidons en 2049, dos au mur, de construire d’immenses digues pour protéger nos littoraux ou de raser des zones balnéaires pour épargner les populations le coût économique et humain sera exorbitant, mais nous pouvons dès aujourd’hui réfléchir ensemble aux zones à préserver ou dont il faut se désengager progressivement et ajuster au fil des ans les investissements et infrastructures.
Même si l’on pense aux dynamiques planétaires sur lesquelles nous aurons moins de prise, nous pouvons collectivement faire de chaque défi une opportunité ou un fardeau supplémentaire : que ce soit le changement climatique global, la mondialisation économique et financière, la croissance démographique de l’Afrique et du monde Indien, le déploiement de l’IA ou les bascules éthiques en matière de santé et de vivant, etc., sur tous ces sujets, nous conservons d’importantes marges de manœuvre comme citoyens et comme pays membre de l’Union européenne.
À nouveau, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de priorités à régler aujourd’hui, ni que tout ira pour le mieux et que ce sera simple pour tout le monde. Ces mutations soulèvent de grands espoirs : pour les femmes, les jeunes ou les minorités, c’est l’opportunité d’ébranler un peu la domination écrasante des vieux hommes à tous les niveaux de la société (depuis la sphère familiale jusqu’au sommet du CAC40). Pour des pans entiers de l’économie, dans l’énergie, le bâtiment ou les services aux particuliers et aux entreprises, ce sont des nouveaux marchés qui émergent et permettent de casser des rentes historiquement constituées.
Mais on voit bien que, symétriquement, ces évolutions entraînent des renoncements douloureux pour ceux qui ont historiquement bénéficié de ces situations acquises... ceux-là mêmes qui ont accumulé assez de pouvoir et de patrimoine pour freiner tout changement à leurs dépens. Le monde qui vient menace déjà énormément de situations acquises. À chaque nouveau choc il y aura des « gagnants » et des « perdants » dans toute la société et ils seront à chaque fois différents. On en perçoit déjà les conséquences : si chacun ne voit systématiquement que ce qu’il perd, la solidarité sera immanquablement menacée.
En même temps qu’il s’agira de poser les bases de la France de demain, il faut donc construire les conditions pour que les évolutions soient possibles : tracer un chemin garantissant un sentiment de justice pour toute la population.
Des littoraux seront menacés de submersion, des zones vont devenir arides, les entreprises d’hydrocarbures vont cesser leurs activités pétrolières, les personnels administratifs vont être massivement remplacés par des IA, les services publics vont être redistribués pour suivre les évolutions de la population, certains marchés immobiliers vont continuer à monter quand de nombreuses campagnes vont connaître une forme de papy-crash... Face à tous ces chocs, est-ce que tout le monde aura le sentiment d’être « bien » traité ou bien y aura-t-il dans le pays le sentiment de différences indues entre le sort des uns et des autres ? Autant qu’un cap, il y aura besoin d’une méthode et celle-ci ne pourra être que plus démocratique.
Ces dernières décennies, le solutionnisme des experts a présidé aux grands choix dans tous les domaines : politiques économiques et sociales, urbanisme, environnement, etc. Le risque, après la séquence démocratique que l’on vient de vivre, serait que les experts « de gauche » se pressent pour expliquer que le problème c’était la politique des experts « de droite » et que, dans l’histoire, l’urgence démocratique passe par la fenêtre... ou soit cantonnée par les appareils politiques à la seule « démocratie parlementaire ».
Il devient décisif de plus associer les citoyens aux choix qui les concernent en commençant par discuter tous ensemble de l’avenir du pays et par traiter de tous les sujets en partant de la façon dont les habitants les vivent et les analysent. Il ne s’agit pas de négliger les savoirs experts : ils sont importants et les habitants eux- mêmes le disent dès qu’ils en ont l’occasion. Seulement il faut que chacun soit bien à sa place : pour éprouver un sentiment de justice y compris quand le sort nous semble défavorable, il faut consentir ce qui suppose d’avoir été pleinement associé aux choix qui nous impacteront.
Mettons à plat qui nous sommes et qui nous voulons être, en regardant en face la diversité de nos vies.
Sans co-construction de ces repères et cet horizon collectif à partir de la vie des gens, les replis individuels et les blocages collectifs se multiplieront. Le temps des solutions et des « programmes » viendra nécessairement mais il viendra d’autant mieux et d’autant plus vite que ceux qui aspirent à diriger ce pays sauront prendre le temps d’écouter tout le monde. Cette inflexion n’est pas une affaire de
« communication politique ». D’abord, elle répond au besoin massivement exprimé par les habitants du pays d’être pleinement considérés comme des citoyens. Mais c’est aussi la garantie, pour les experts, que les programmes sur lesquels ils travailleront répondront bien aux questions que se posent les habitants : chercher les bonnes solutions à de mauvais problèmes n’a jamais été une façon bien efficace d’avancer.
Pour inventer la France de demain, pour construire de nouveaux imaginaires à opposer au repli mortifère sur lequel surfe le RN, il va donc falloir refaire de la politique : que l’on soit élu, dirigeants d’entreprise, responsable associatif ou expert ou il va falloir retisser des liens, jeter des passerelles et aller sur le terrain pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons et mettre ce constat au cœur du débat public.
Il ne suffira donc pas de multiplier les « visites de terrain » ou les « conventions » pour réancrer la politique : il faudra lutter contre les tendances, lourdes, à organiser des réunions où ce sont toujours les experts qui posent à la fois les questions et les réponses devant des publics absents. Il faudra résister au réflexe bureaucratique du « contrôle permanent » pour épargner aux associations les tonnes de formulaires et de chartes qui éloignent les équipes du terrain. Il faudra aussi, au sein des partis politiques, prévenir la capture systématique des débats par les logiques d’appareil. Il n’y a qu’une seule solution pour lever tous ces obstacles, une solution radicalement démocratique : discuter, partout et avec tout le monde de façon large et ouverte.
Plus encore, alors que le monde qui vient engendre des inquiétudes très différentes en fonction des publics, il faudra s’attacher à ce que chacun puisse discuter avec d’« autres ». Autant que les liens ce sont les ponts qui manquent aujourd’hui. Benoît Coquard analyse très précisément comment se créent des bulles d’auto- confirmation à l’échelle des petits cercles d’amis qu’il étudie dans l’Est de la France[2]. La même chose se produit entre militants à la tête des partis politiques ou des exécutifs locaux : à force de ne parler qu’entre-soi, de diffuser une parole aux autres mais sans les écouter, il n’y a plus de commun à partager.
Aux partis qui appellent à une sixième République et à des Constituantes, arguant que le monde de demain ne peut être construit avec les institutions d’hier, on suggère ainsi de ne pas mettre la charrue avant les bœufs : avant de se précipiter sur la réécriture des textes fondamentaux, reconstituons d’abord le peuple dans toutes ses dimensions, sans chercher à le résumer à une pseudo unité de façade. Retrouvons-nous et réfléchissons ensemble à l’avenir que l’on veut se construire collectivement. Mettons à plat qui nous sommes et qui nous voulons être, en regardant en face la diversité de nos vies et la multiplicité du monde dans lequel nous vivons. Alors nous pourrons avancer collectivement.
La France dispose de sérieux atouts pour s’inventer et construire, souverainement, un avenir qu’elle aura choisi. Cette liberté, produit d’une Histoire riche et complexe, est un privilège rare dans le monde contemporain. À l’heure ou le pays vit une période tumultueuse, les forces politiques ont une responsabilité particulière : celle de recréer les conditions d’une concorde permettant à chacun de vivre sa vie et ses projets. Résister, c’est ainsi d’abord et avant tout s’attacher à réunir des habitants différents en nombre pour produire, en direct et en public, la volonté générale qui peine aujourd’hui à s’exprimer... Maintenant, il va falloir refaire de la politique[3].
Frédéric Gilli
16 juillet 2024
Publié par AOC Média.