Ali SEDJARI est professeur à l’Université Mohammed V à Rabat (Maroc), président du CERIPP.
La démocratie et la gouvernance sont deux thématiques qui ont pris, au cours de ces dernières années une place centrale chez les chercheurs, les penseurs, les politiques ainsi que la société civile .
=> Le programme du Colloque de Marrakech
Les publications, les analyses et les réflexions se suivent à un rythme soutenu, et s’accumulent au fur et à mesure que les menaces pèsent sur le devenir de la démocratie et les doutes sur la bonne gouvernance. L’organisation de ce colloque s’inscrit à la fois dans un programme ambitieux sur les enjeux du numérique et, de manière prospective, vise à interroger le devenir de la démocratie, en tant que régime politique, et de la gouvernance, en tant que science de gestion, par rapport à l’irruption de la révolution numérique et celle de l’IA qui les dotent d’une nouvelle légitimité.
Il a été démontré depuis des lustres qu’une société démocratique sure exige à la fois une démocratie efficace et une bonne gouvernance à tous les niveaux. Plus précisément, une démocratie efficace, qui stimule une participation effective des citoyens au pouvoir, et une bonne gouvernance qui développe les liens de confiance, de proximité et de négociation, qui sont de nature à créer la cohésion sociale, à promouvoir la stabilité, à générer le progrès économique et sociale, et donc à créer des communautés ou les gens peuvent vivre, et travailler dans la paix et la fraternité.
Dans sa conception courante, la démocratie porte en elle-même l’instauration de l’ordre au sein de la communauté politique qu’elle soit locale ou internationale. Une convergence entre démocratie et bonne gouvernance peut être ainsi trouvée dans l’élaboration de cet ordre qu’elles cherchent à consolider, caractérisé par la stabilité sur le plan national et la paix sur le plan international. Cette vocation commune autour d’un ordre unique dénote la complémentarité forte entre les deux concepts pour améliorer l’image de marque de l’Etat, même s’il va falloir nuancer les racines de légitimités qui sont différentes pour les deux : la légitimité de la bonne gouvernance repose essentiellement sur les critère d’efficacité et de transparence ; elle est d’essence managériale issue du vocabulaire des organisations financières internationales, Banque mondiale et FMI notamment, alors que la démocratie puise sa légitimité sur les principes de participation, de concertation du plus grand nombre, bref sur le principe d’inclusivité.
Elle est d’essence politique, idéologique et philosophique.
Dans tous les cas de figure, au-delà des convergences ou des divergences supposées, l’irruption de la technologie numérique nous impose de nouveaux outils et de nouveaux usages qui vont révolutionner la manière de concevoir les politiques publiques, de renouveler les pratiques démocratiques et celles de la gestion publique. De manière générale, la transformation numérique a un impact sur tous les aspects de la vie, de l’économie, de la politique, de la géopolitique, à la manière dont les gens ordinaires interagissent.
Elle se développe à un rythme rapide, exponentiel, à tel point qu’on a l’impression que certaines technologies pourraient bientôt entraîner un changement révolutionnaire auquel les personnes, les institutions ne sont pas encore pleinement préparées. Un monde nouveau s’annonce à l’horizon ; or jusqu' à présent, l’impact de la transformation numérique sur la démocratie et la gouvernance n’a pas été décrit de manière exhaustive dans les travaux universitaires, des experts de management, de groupes de réflexions et d’organisations internationales.
Certes, de nombreux États, sous l’effet de la Covid-19, ont beaucoup avancé dans l’expérimentation et l’identification des opportunités et les risques que les technologies numériques présentent pour la démocratie et la gouvernance.
L’impact de la Covid-19 sur la transformation numérique a été en effet décisif. Il a accéléré cette transformation dans le secteur public, en partie dans l’administration publique. Lors du premier temps de confinement , les Etats ont développé de nouveaux moyens de garantir le fonctionnement ininterrompu des institutions clés et continuer à favoriser des services publics :
les services de la santé ont travaillé sans interruption, l’enseignement n’a pas chômé, un certain nombre de services publics ont été également informatisés en un temps record ; les fonctionnaires - à tous les niveaux de l’administration – ont été invités à travailler depuis leur domicile, d’autres assemblées élues ou services se sont réunis en vidéoconférences et ont introduit le vote en ligne, pour ne citer que ces exemples.
Naturellement, cette accélération dans le numérique n’a pas été simple dans tous les États du monde en raison de leur niveau de développement, des réglementations juridiques et administratives existantes, du niveau de formation des fonctionnaires, de la culture du travail, du niveau de maturité numérique ou encore de la disponibilité de l’infrastructure technologique.
Représentative, délibérative, participative ou directe
Bien plus, nous avons assisté à la fourniture d’une gamme variée d’outils adaptés à chaque type de démocratie, représentative, délibérative, participative ou directe. La révolution numérique transforme radicalement la manière dont les acteurs politiques agissent et interagissent. Les campagnes pour l’élection se font de plus en plus en ligne ; les plateformes de consultation aussi sont de plus en plus répandues et utilisées également par les autorités publiques. La technologie numérique a contribué, en un laps de temps court, à revigorer la démocratie, en particulier le rôle des partis politiques qui ont dû utiliser de nouveaux outils numériques pour obtenir le soutien électoral.
On a vu apparaître aussi de nouveaux acteurs mondiaux à la pointe de de la technologie tels qu’Avazz (le monde en action), change .org et des variations nationales réussies (par ex. Compact en Allemagne, 38 degrés au Royaume uni). Cependant, le recours à la technologie aux fins de mobilisation a permis d’avoir un impact sur les lois et les politiques. Dans cette grande vague de transformation, on a vu émerger de nouveaux acteurs de la démocratie issus du secteur privé et qui vont avoir un effet d'entraînement sur la gouvernance publique.
De même, les technologies numériques ont modifié substantiellement les techniques de communication et d’information sur lesquelles les électeurs comptent. Elles ont remodelé la manière dont les personnes expriment leur volonté par le biais du vote et de la représentation et elles ont, dans une large mesure, modifié les campagnes électorales.
D’autres outils sont aussi en cours d’expérimentation, comme l’audit démocratique ou le micro ciblage politique…pour donner plus de sens à la démocratie et assurer son appropriation par les citoyens. Les outils numériques sont de nature à mettre en place les fondations d’une « démocratie augmentée » et d’une « gouvernance ouverte » qui permettent d’ouvrir le fonctionnement des institutions publiques aux citoyens. Ils peuvent être ainsi une chance pour la démocratie dès lors qu’ils permettent une réelle expression des libertés au cœur des régimes démocratiques, à l’avènement d’une démocratie participative, voire peut être directe.
Une transformation qualitative de la démocratie ?
Les perspectives d’une transformation qualitative de la démocratie sont réelles, mais l’espace numérique a aussi sa face sombre qu’il ne faut pas négliger, car les technologies sont malléables à tous les usagers. Les modes d’utilisation de cet espace peuvent limiter l’exercice des droits et des libertés des citoyens, sans oublier les risques de la surveillance numérique par la manipulation de tout un stockage à grande échelle de nombreuses informations sur les usagers et les consommateurs, mais aussi sur les citoyens.
A ce niveau, il y a déjà une tendance qui fait grincer les dents et suscite de la méfiance, voire de la peur : c’est le risque de l’émergence d’une « démocratie oligarchique », au service des puissants qui marque déjà la prépondérance inquiétante des GAFAM dans nos activités démocratiques et dans la régulation des relations internationales. Ainsi apparaît l’intérêt de de ce colloque pour réfléchir ensemble sur les chances de succès d’un tel projet transformateur qui va impacter nos vies et nos civilisations, et sur les barrières nécessaires pour éviter les usages abusifs au nom de la démocratie numérique et l’émergence de pouvoirs parallèles qui peuvent détourner les nouveaux instruments de la démocratie numérique au service de leurs intérêts.
Le numérique peut-il être un élément de renforcement de la démocratie et améliorer la gouvernance ou est-il un élément socio-politique d’affaiblissement de la démocratie ?
Telle est la première question dialectique à laquelle je vous convie d’y prendre part dans cette assemblée scientifique pour faire avancer la réflexion, stimuler le débat et développer une prise de conscience collective autour de ces enjeux et de ces défis qui engagent et mettent en question un projet civilisationnel commun et un humanisme partagé, seul à même de nous permettre de retrouver une cohérence, un sens et un avenir.
Le présent est en effet perturbé en profondeur par des sapes souterraines, d’invisibles courants, d’incertitudes multiples, de blocages considérables, de réformes ratées, d’accumulations d’échecs, de crises épouvantables, de gouvernances contre productives, de démocraties transformées en “démocratures”, de savoirs anachroniques, de pensées stérilisantes, de convictions amalgamées, de droits transformés en servitudes, de désenchantements et d’angoisses.
Alors le numérique peut-il être une chance pour l’humanité, une alternative pour revigorer la démocratie et la gouvernance ou un danger systémique achevant de manière destructrice ce que les populismes semblent commencer ?
La deuxième question, aussi importante que la première, est de savoir comment la Révolution numérique, dans ses dimensions cognitives, épistémologiques, économiques et politiques, quelles en sont les conséquences par rapport au rôle du citoyen dans le pacte démocratique ?
Pour le point de vue des conceptions technophiles, lointain héritier du saint simonisme, il est évident que la participation des citoyens ne doit pas se limiter aux élections, mais elle doit être stimulée tout au long du mandat, grâce à des outils numériques innovants. C’est toute la volonté de ce qu’on l’on appelle les « Civic Tech » et la « gouvernance ouverte », qui permettent d’ouvrir le fonctionnement des institutions publiques aux citoyens. Dans un point de vue critique,[1] l’économie numérique et sa Révolution provoquent une déliaison démocratique et accentue les effets dissolvants de la délégitimation démocratique.
Comment appréhender alors ces différents points de vue et ces écoles de pensées ?
Ces deux questions sont essentielles, mais il y en d’autres qui méritent d’être clarifiées pour savoir comment maitriser l’usage du numérique et de l’IA.
-Comment les pratiques des algorithmes, c’est-à-dire la mathématisation du réel induit-elle, peut-être de l’efficacité, mais également une distance importante par rapport au réel ?- Comment l’utilisation des algorithmes et du langage numérique dans le SP fait-il perdre le bon sens ?
- Est-ce que la numérisation rapproche les citoyens de leur administration, plus généralement, l’introduction de numérique et de l’IA peuvent-ils faire reculer la bureaucratisation des SP ?
- Comment le numérique et l’IA contribueront- ils à revigorer le rôle des partis politiques, celui de la société civile et des acteurs privés ?
- Quel rôle donner au numérique dans la démocratie urbaine et territoriale ?
- Quels sont les nouveaux repères de l’action publique ?
- Quelle société face aux bouleversements technologiques ? Je suis convaincu que la présence dans ce colloque d’un concentré d’intelligence nous permettra sans aucun doute de saisir la portée, l’intérêt, les risques et les incertitudes de ces deux révolutions, celle du numérique et celle de l’IA, pour savoir où l’on va et comment maitriser l’évolution d’un monde qui s’avère complexe, risqué, et prospecter le cheminement sur les voies réformatrices qui conduiraient à la métamorphose.
Ali Sedjari
Lire aussi =>. " La Démocratie à l'heure du numérique et de l'Intelligence artificielle" / article de Pierrick Hamon ( Ouvrage collectif piloté par Ali Sedjari. 2021. Cf ci-dessous.
A lire : https://files.cdn-files-a.com/uploads/3401002/normal_6216a973c5aad.pdf
Lire, à ce sujet, l'interview de Jean-Paul JOUARY